Lou Lemoine est une étudiante de 21 ans en Master de Philosophie. Dans un train en direction de Paris, elle va vivre une histoire tristement banale, vécue par des milliers d’usagers chaque année. Son coup de gueule, c’est pas tant contre une compagnie de transport qu’elle le porte, mais contre une société où la rectitude réglementaire domine désormais les rapports humains; une réduction du citoyen à son simple rapport marchand, où l’exception n’existe pas, où la rigidité, la condescendance et l’abus de pouvoir l’emportent sur la raison se justifiant de la règle. Tout en rappelant qu’un cas n’est pas l’autre, elle nous partage, en tribune libre, son billet d’humeur contre la SNCF ou : comment on fait du vol un droit.
Le récit de Lou :
« Ce mardi 4 août 2015, j’ai pris le train n°6626 partant de Lyon Part-Dieu en direction de Paris, Gare de Lyon. C’était une belle journée ensoleillée, j’étais avec mon frère, et tout sourire nous nous étions assis l’un à côté de l’autre. Dans le même wagon, il y avait une colonie de vacances, riante. Un vrai cliché des voyageurs heureux et satisfaits. Au lieu de me mettre une amende, vous auriez dû nous prendre en photo.
J’ai toujours payé tous mes billets : RATP, TCL, métro et bus à l’étranger, SNCF, pas d’exception. Je ne jugeais pas mes amis qui n’en faisaient pas autant et m’affirmaient : « Gruger une fois de temps en temps, ce n’est pas grave », « C’est si cher, on se fait avoir, ce n’est qu’une juste revanche ». Mais je n’étais pas d’accord avec eux. C’est vrai que les prix sont élevés, souvent de façon injustifiée, mais si j’utilise un service, je trouve ça normal de payer. Après tout, je suis une bonne citoyenne, je remplis sagement mon devoir et ne recherche pas l’adrénaline que procure la fraude. C’est pourquoi aujourd’hui, comme à chaque fois, j’ai payé mon billet pour le train n°6626. Au lieu de me mettre une amende, vous auriez dû me remercier mille fois et m’offrir ce voyage pour ma fidélité.
Sans surprise, le contrôleur commence à passer dans les wagons. Ils vérifient nos billets, s’éloigne. Pas de souci. Mais voilà que cinq minutes plus tard, il revient et déclare : « Il y a un problème avec la demoiselle ». La demoiselle, c’est moi. « Votre billet n’est pas bon. » Fichtre ! Comment cela se fait-il ? « Nous sommes le 4 août, votre billet a été réservé pour le 3 août. » Bigre ! Fort étonnée, je vérifie ma réservation rapidement sur mon téléphone portable : le bougre a raison, j’ai commis une bien bête erreur en me trompant de jour. À ma décharge, le numéro et les horaires des deux trains étaient exactement les mêmes. Je bredouille quelques honnêtes excuses, sûre de mon droit, sûre qu’il ne m’arrivera rien, puisque j’ai payé un billet après tout, pas d’inquiétude à avoir.
Avec le recul, je trouve cet excès d’insouciance touchant, mais tellement naïf. Le contrôleur – Olivier de son petit nom, je ne pourrai pas l’oublier – reste piqué là. « C’est 87 euros pour non détention de billet. », dit-il posément. Je commence à paniquer, à tout expliquer, à dire que je me suis trompée. Olivier ne sourcille pas. Mais s’il vous plaît comprenez-moi, ce n’est pas si grave, et puis je suis une fidèle cliente, c’est la première fois que ça m’arrive, s’il vous plaît, je suis étudiante, je n’ai pas beaucoup d’argent. Voilà un refrain qu’il doit entendre souvent, j’imagine. « Vous pouvez régler maintenant par carte. » Je sens monter en moi un violent sentiment d’injustice, le même qu’aurait ressenti un enfant qui se fait punir pour une bêtise qu’il n’aurait pas commise. Mes yeux rougissent et ma voix tremble, c’est ridicule mais plus fort que moi. Il m’explique que non, il n’y a pas moyen de vérifier que je n’ai pas utilisé le billet du 3 août, et que non, je ne serai remboursée ni de ce billet ni de l’amende. C’est trop tard comprenez-vous, la date est passée. Et puis c’est ma faute, j’ai fait une erreur. Alors vous paierez deux fois plutôt qu’une.
De façon sournoise et comme pour m’achever, le contrôleur ajouta de sa petite voix mielleuse : « C’est pour tout le monde pareil vous savez, mademoiselle. Mais je veux bien vous faire une fleur en vous enlevant les frais de bord : ça sera 72 euros pour vous. » Quoi ? Attendez, il ne voudrait tout de même pas se racheter une bonne conscience par-dessus le marché ? Eh bien si, et si je ne paie pas maintenant, j’aurais un PV supplémentaire de 60 euros. Comme je n’ai pas le portefeuille qui me permet de jouer à la rebelle, je m’exécute – en rejetant la fleur empoisonnée, parce que tout de même, il ne faut pas pousser la plaisanterie trop loin.
Dans mon for intérieur, la colère fait monter un tas d’images où, croyez-moi, il n’arrive rien de bon au brave Olivier et à son apparence traîtresse de gentil pépé. J’essaie de me calmer et de réfléchir : pourquoi si peu de compréhension et d’empathie de sa part ? Qu’est-ce qu’il peut bien gagner à mettre une amende, lui, en tant qu’individu et non en tant qu’employé SNCF ? Il y a forcément un intérêt quelque part, sinon il n’aurait pas été aussi rigide. À cette interrogation, je ne vois que trois réponses possibles :
– C’est peut-être homme plein d’aigreur qui trouve sa joie dans l’exercice du peu de pouvoir et d’autorité dont il dispose dans sa vie, afin de rendre malheureux ne serait-ce que le temps d’un voyage d’autres que lui. Mais son regard ne pétillait pas particulièrement de cette malsaine réjouissance – et puis si c’était ça, la SNCF m’aurait remboursée a posteriori, ce qui n’a pas été le cas. Olivier appliquait les amendes comme une machine.
– J’en suis venue alors à m’interroger : a-t-il des primes ? Le système SNCF est-il pervers au point de s’assurer la fidélité de ses contrôleurs en agitant la carotte ? Bravo monsieur, vous avez distribué dix amendes aujourd’hui, c’est un bon chiffre, vous aurez une augmentation. Ça serait alors l’appât du gain qui aurait étouffé l’empathie d’Olivier, parce qu’il aurait vraiment quelque chose à gagner à laisser la SNCF me voler – parce que oui, je l’affirme, il s’agit d’un vol – ?
– J’envisageais enfin une dernière possibilité, probablement la plus effrayante d’entre toutes : en fait, Olivier n’a rien fait d’autre que son devoir, et il était dans son droit. Sans réfléchir, il applique ce que le saint patron SNCF lui a ordonné. Peu importe la situation, la personne, l’excuse : payez, s’il vous plaît, c’est 87 euros. La conseillère que j’ai appelée pour me plaindre a dit la même chose : « Il était dans son droit, mademoiselle ». Ces discours qui font froid dans le dos n’ont pas été sans me rappeler ce livre d’Hannah Arendt, Eichmann à Jérusalem. Rapport sur la banalité du mal, ou la philosophe raconte comment ce Eichmann, sous le régime nazi, a rejeté sa responsabilité dans la déportation de milliers de Juifs en disant : « je n’ai fait que mon devoir ». Le IIIe Reich a dit, tu laisseras mourir ton prochain pour le régime, Eichmann a agi, c’était son devoir. Le système de la SNCF porte en fait en elle les germes d’un système fascisant dont Olivier et sa servilité n’étaient que la manifestation. La déresponsabilisation des agents qui auparavant assurait la pérennité d’un régime vicieux (parce qu’en 1942 – 1944, lors de la déportation d’hommes juifs ou américains vers les camps, là aussi, vous aviez le droit pour vous) est maintenant celle qui assure celle de votre priorité absolue – produire, faire du chiffre, toujours plus de capital.
Je vous vois d’ici, « comme elle y va, tout de même, c’est un peu fort de café, et puis pauvre gourde, c’était un peu ta faute quand même ». Mais voyez-vous, le droit est un système général, et parfois, il rencontre des cas particuliers que sa généralité n’a pas pris en compte. C’est là qu’intervient ce qu’on appelle la « jurisprudence », qui autorise le droit à formuler de nouvelles clauses pour ces cas particuliers qui échappent à sa généralité. La véritable justice aurait été de ne pas me faire payer, ou de rembourser le billet du 3 août, et de créer une nouvelle clause pour que justement ça ne soit pas pareil pour tout le monde. La conseillère au téléphone m’a confié : « Ça m’est arrivé aussi, mais c’est comme ça ». Je ne sais pas si elle mentait, parce qu’elle se voyait dans l’obligation de défendre le système corrompu qui lui permet de manger, mais si elle dit vrai, elle ne fait qu’aggraver le cas de ce système : comment ? Ce n’est donc pas la première fois ? Et depuis ce temps, la SNCF en est toujours au même point, elle n’a rien fait pour améliorer ses clauses et prendre en compte ces malentendus ?
Évidemment que non, parce que ça l’arrange, la SNCF. C’est une bonne chose pour elle, que le droit soit rigide, qu’il s’applique de façon froide et implacable à tout le monde la même façon. C’est comme ça que l’on fait de l’argent. C’est ça, le tour majeur de force de la SNCF qui lui permet de vous spolier allègrement, en toute légalité : elle a le droit de son côté ! Elle nous a volé l’argent, mais aussi le droit ! Bien sûr, elle n’est pas la seule à utiliser cet astucieux stratagème de faire du vol un droit dans notre monde : grandes filiales, entreprises et monopoles savent en faire autant avec brio.
Je me suis calmée. Je vais aller voir ailleurs désormais, me dis-je. Oui, mais où ? Faire du covoiturage ? C’est une solution, tant que je n’aurais pas à reprendre le train. Client mécontent, usurpé, volé, à l’ère du monopole, tu ne peux que continuer à te faire tondre dans le plus grands des calmes, confortablement assis sur ton siège seconde classe, parce que c’est le monopole qui dicte la loi.
Il est 19h, j’arrive à Paris. Je tire ma grosse valise, en direction du métro – armée d’un ticket RATP 100% valable, on ne m’y reprendra pas –. Sur le quai, j’aperçois Olivier, qui d’un air obséquieux susurre à l’une de ses collègues : « Je l’ai cherché dans tous les wagons, pas moyen de le retrouver ». Ah ! Voilà un malin qui au moins n’aura pas eu de remords à échapper au chasseur de têtes. »
– Lou Lemoine