Découverte des espaces de transformation sociale dans la ville de Padoue en Italie, épisode 1. Dans cette série, nous irons à la rencontre de différents tiers-lieux qui ont décidé, par l’occupation de l’espace public et la rencontre citoyenne, d’agir localement afin de construire un monde meilleur. Pour ce premier tour, visite d’un espace de résistance en soutien aux civils palestiniens.

Padoue, ville universitaire comptant environ 70 000 étudiant.es, regorge d’espaces et d’initiatives sociales, solidaires, politiques et culturelles. Parmi elles, le “Catai”, qui s’est positionné en première ligne de la lutte pour la libération palestinienne. Rencontre.

Spazio Catai : nouvel horizon politique ?

« Au profit et à son vouloir
tout homme s’est trahi,
mais la Commune aura le pouvoir.
Là où il y avait le non, nous ferons le oui.. » – 
L’internazionale de Franco Fortini (traduit de l’italien).

Ce passage cité par le parti politique Potere Al Popolo (Pouvoir Au Peuple) dans la présentation de son espace Catai, à Padoue, en dit long sur la stratégie du mouvement politique. Cette alliance électorale de gauche antilibérale fondée en 2017 en vue des élections de 2018, finalement remportées par le Mouvement 5 Étoiles, souhaite combler un vide électoral.

La droitisation du paysage politique dans une Italie où la gauche a peu ou prou disparu, y est en effet plus qu’inquiétante, et s’est soldée quelques années plus tard par l’avènement au pouvoir de Giorgia Meloni et du néo-fascisme.

« Combattez le néo-fascisme », photo prises lors de la manifestation à Bologne, le 25 avril 2024, fête de la libération italienne de l’occupation nazie et de la fin du régime fasciste. Crédit : Fsociété.

En 2022, le parti Potere Al Popolo s’inscrit dans l’alliance “L’Unione Popolare” aux élections parlementaires, qui ne va pas sans rappeler l’Union Populaire ayant porté quelques mois plus tôt Jean-Luc Mélenchon aux portes du pouvoir. Avec 1,45% des voix, l’engouement citoyen pour un projet de rupture à gauche peine cependant à émerger en Italie. 

Mais le mouvement politique ne cantonne pas son activité aux campagnes électorales, et ambitionne concrètement d’occuper l’espace public. Par la création d’un réseau de “maisons du peuple”, Potere Al Popolo entend même créer cet espace public oppositionnel d’organisation et d’appui des luttes sociales, de rencontres solidaires, de formation politique et culturelle.

« Le Catai est à la fois un espace, une association et un collectif, mais aussi et surtout “une attitude et une méthode »

Aujourd’hui, le Catai est bien plus que le siège d’un parti politique, et se définit avant tout par les activités qu’il propose et les initiatives des membres qui le composent. Le nom “Catai” provient d’ailleurs de l’idée de se retrouver, se rencontrer, dans le dialecte vénitien. Le Catai est à la fois un espace, une association et un collectif, mais aussi et surtout « une attitude et une méthode dans l’affrontement, dans la théorie et dans la pratique, des questions et des problèmes de notre société ».  

Militantisme pour la dignité de la Palestine, la voie naturelle

Pour en savoir plus sur l’espace Catai, nous avons rencontré deux de ses membres, Marco et Anna, directement dans leur local, Via San Leonardo à Padoue, situé au bord du canal Piovego. Âgés respectivement de 24 et 27 ans, Anna et Marco sont tous les deux étudiants en sociologie et nous ont d’abord raconté leur parcours d’activistes.

Sensibilisé à la politique, notamment par la lecture de Karl Marx et la prise de conscience des failles du système capitaliste, Marco s’est d’abord rapproché d’un groupe communiste marxiste-léniniste, en participant à leurs assemblées. Mais l’étudiant était dérangé par leur approche : trop enfermé dans la seule logique de la lutte des classes, omettant de considérer sérieusement les luttes pour d’autres droits fondamentaux, notamment celle de la communauté LGBTQI+, prend-il en exemple. 

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Son arrivée au Catai en 2020-2021 s’est ensuite poursuivie de manière très naturelle : “cet espace a changé ma vie et m’a fait connaître les personnes les plus incroyables”. Selon lui, Catai et Potere Al Popolo « vont au-delà des luttes temporaires et permettent de raisonner à plus long-terme et longue distance ».

Reportage Cortège étudiant contre les accords pris par l’Université de Padoue avec Israël, le 9 Avril 2024. Crédit : Lucrezia Granzetti, partagé avec autorisation.

Anna s’est, quant à elle, engagée dans le milieu militant plus récemment, lors d’un échange au Canada l’année dernière, en entrant au sein du mouvement climat de l’université de Vancouver (Climate Justice UBC). Depuis le 7 octobre 2023, tous les groupes militants de la ville se sont concentrés sur la Palestine, elle a été touchée par cette “onde” en ayant peu de connaissances au départ sur la situation à Gaza. A son retour à Padoue début 2024, il était important pour elle de continuer ce combat. Rejoindre le Catai, alors très actif sur le sujet, était une évidence. 

L’inhibition de la répression

Anna a d’ailleurs noté certaines différences, principalement sur le volet répressif, entre l’activisme en Italie (sans doute plus proche du cas français sur ce point) et au Canada. Elle considère qu’au niveau culturel, les préoccupations des populations indigènes ont toujours été présentes au nord de l’Amérique. Elles ont subi la répression et même un génocide, qui est toujours en cours selon Anna. Les luttes pour les droits des autochtones et donc contre le colonialisme sont déjà présentes au Canada, et les organisations sont déjà actives sur ce thème là.

Il se pourrait qu’au Canada, la pression sociale menée par les mouvements sociaux ait un rôle déterminant dans la liberté de manifester qui est aujourd’hui la leur : il n’y a pas besoin de demander une autorisation pour mettre en place des cortèges, des actions, etc. De plus, Anna n’a pas été témoin d’arrestations de manifestants au Canada, contrairement à l’Italie où les actions sont bien plus marginalisées.

Anna s’est rendu compte que “la société italienne est extrêmement raciste, et ne semble pas comprendre qu’elle a un passé colonial lourd”. 

Reportage Cortège contre la présence d’Israël à la Foire de Vicence, le 20 janvier 2024. Crédit : Lucrezia Granzetti, partagé avec autorisation.

Marco explique ces logiques répressives de la police italienne par l’héritage des années 70 (les années de plomb, période de mouvements de contestation intenses), « alors que l’Italie avait le parti communiste le plus grand d’Europe, mais aussi une effervescence sociale qui a atteint un niveau inimaginable ». Ainsi, la réponse de la police a freiné, pour ne pas dire éteint, les mouvements sociaux de l’époque. Une logique répressive qui continue de stopper la contestation aujourd’hui. La gauche italienne et ses mouvements de contestation n’ont sans doute pas disparu, mais ils sont si ancrés et dangereux pour les dominants que ceux-ci ont été contraints de les contenir.

Un positionnement clair

Comment les militantes et militants padouans se sont-ils engagés dans le combat pour la reconnaissance de la Palestine ? Selon Marco, Catai et Potere Al Popolo ont toujours été liés à la Palestine. Cela signifie qu’après le choc du 7 octobre 2023, le groupe d’activistes n’a pas eu besoin de débat interne pour rappeler l’histoire : « nous étions tous d’accord et convaincus qu’il fallait être pleinement solidaires de la résistance palestinienne ».

La plus grande difficulté pour le Catai résidait cependant dans la quête de légitimation de la résistance anticoloniale, alors que le Hamas venait de tuer des civils. Les semaines qui ont suivi les attentats du 7 octobre furent selon eux un moment opportun pour les voies pro-israéliennes de dissimuler l’oppression sioniste, et d’accuser d’antisémites ceux qui la dénoncent. L’antisémitisme, et toutes les formes d’oppression par ailleurs, sont pourtant combattus par le collectif du Catai et par la très grande majorité des activistes pro-palestiniens. 

Une stratégie malhonnête dont Philippe Poutou a lui aussi longtemps fait les frais. Celui-ci est encore contraint de devoir justifier son soutien à la résistance palestinienne (dans un entretien sur France Info, voir ci-dessus) et de rappeler l’évidente indignation devant toute attaque de civils innocents. Un faux procès médiatique qui consiste à délégitimer par un prisme binaire celles et ceux qui dénoncent les actes génocidaires et leurs prémisses.

A chaque étincelle de colère, à chaque goutte de larme versée légitimement pour les victimes civiles israélienne, c’est également une rage incendiaire tout aussi légitime qui se déverse face au génocide en cours des gazaouis. Comme le rappelle Philippe Poutou dans la vidéo ci-dessus, le contexte est celui d’une Palestine qui subit une expansion coloniale depuis la “Nakba” il y a 75 ans, à savoir l’exil forcé des Palestiniennes et Palestiniens.

La stratégie du nombre et de l’occupation

Quels sont les moyens de lutte pour un collectif de Padoue qui clame les droits des palestiniens et palestiniennes ? Selon Marco, le Catai ne réunit qu’une trentaine voire une quarantaine de personnes maximum en son sein. Le collectif a donc réalisé dès le départ qu’il était nécessaire d’être plus nombreux pour descendre dans la rue. C’est ainsi qu’il a organisé une Assemblée Permanente pour la Palestine, directement à l’Université (au pôle Beato Pellegrino, département de lettres).

Le pôle de lettres a d’ailleurs été occupé par le Catai, les 9 et 10 novembre 2023. L’occasion de se réunir, se rencontrer entre étudiantes et étudiants, mais aussi d’inviter des spécialistes et des activistes, actifs dans la diffusion d’informations et de contre informations sur la question palestinienne. 

Pour Marco, « cette semaine a été très belle, elle a permis de convaincre des personnes hors Catai sensibles à la question palestinienne et qui ont participé à nos actions. Sans eux nous n’aurions pas pu faire 90% de nos actions ». Et même si le pôle de lettres retire son soutien dès lors que le Catai mène des actions plus conflictuelles vis-à-vis de l’Université :

Marco l’affirme : “nous continuons à nous y réunir, car notre idée est que l’Université est notre espace”.

L’intifada étudiante

L’Université de Padoue refusant de prendre position sur le génocide israélien, le Catai a décidé d’intensifier la pression mise sur sa direction. Le collectif souhaitait s’immiscer au Palais Bo (siège de l’Université de Padoue depuis 1493 ! Aujourd’hui siège du rectorat) afin de discuter d’une motion de boycott académique avec la rectrice. Une demande écrite d’abord ignorée, puis une entrée physique au sein de l’établissement interdite (grilles fermées et présence policière bloquant l’accès, alors que l’enceinte est d’ordinaire ouverte au public…). Mais l’abnégation du collectif finira par payer : occupation du palais Bo pour une nuit et rencontre obtenue avec la rectrice, malgré son refus d’évoquer un boycott. 

Finalement, l’occupation la plus importante est sans aucun doute celle du 10 mai 2024 (survenue après notre entretien avec le Catai), toujours au Palais Bo. Les étudiants ont occupé les lieux et campé dans la cour du “Bo” pendant une semaine. Une révolte nommée “Intifida étudiante”, en présence du Catai et de 5 autres collectifs, dont le collectif des “Jeunes Palestiniens Vénétie”. Un mouvement diffusé à l’échelle mondiale qui s’est intensifié suite à l’invasion israélienne de Rafah, dernier refuge des Gazaouis. 

Reportage Occupation de la cour du Palais Bo de l’Université de Padoue par des étudiants universitaires, pour demander de prendre position en faveur du peuple palestinien de la part de l’Université. 7 Novembre 2023. Crédit : Lucrezia Granzetti, partagé avec autorisation.

Censure de la télévision publique italienne

Depuis son arrivée en janvier, la lutte a été intense pour Anna qui a participé à plusieurs actions de protestations, notamment dans les villes voisines de la Vénétie, afin de faire entendre la voix palestinienne lors de grands rassemblements. Ce fût le cas lors de foires à Vicence et Vérone, ou encore à Venise devant les locaux de la Rai (principal groupe audiovisuel public italien).

Cette dernière mérite une attention particulière puisqu’elle fait suite au scandale ayant agité l’édition 2024 du festival de San Remo. Cet événement est extrêmement suivi en Italie et réunit les meilleurs artistes transalpins sous forme de concours télévisuel. Le vainqueur représente l’Italie lors du concours de l’Eurovision la même année. Pour comprendre l’ampleur du phénomène, 8,7 millions de personnes étaient devant leur écran lors de la victoire d’Angelino Mango en finale de San Remo (14 millions sur l’ensemble de la finale), soit 90% de part de marché. Une audience équivalente à une finale de coupe du monde.

Anna raconte qu’une poignée d’artistes a exprimé un timide soutien à la Palestine lors de l’émission. La réaction de la Rai n’a pas traîné : dès le lendemain le directeur de “Rai Radio” Roberto Sergio a déclaré toute sa “solidarité au peuple d’Israël et à la communauté juive”, et que celle-ci était “sincère et profonde”, déterminé à censurer tout soutien à la Palestine sur ses canaux. De nombreuses protestations contre la Rai ont ensuite été sévèrement réprimées.

Au-delà de la lutte palestinienne

Quel bilan tirer de ces mobilisations pro-palestiniennes ? Que racontent-elles sur la force du militantisme et sa capacité de résilience ? Pour Marco, elles dépassent le seul cadre de la Palestine, puisqu’aujourd’hui, « des personnes qui n’auraient pas fait de l’activisme, ni dédié de leur temps à faire des assemblées à ce moment de leur vie, se mobilisent activement ».

Dans l’ensemble, Anna et Marco s’accordent pour dire que les résultats concrets des actions de protestation ne doivent pas être une obsession. Par exemple, Marco serait évidemment satisfait si les actions du Catai incitaient l’Université de Padoue à prendre position ; mais la vision de son collectif est d’abord celle d’informer de plus en plus de personnes sur ce qui passe réellement dans le monde, et sur comment la réalité d’une autre partie du globe peut être liée à nos vies et à notre système politique.

Reportage Cortège contre la guerre globale, à Padoue le 13 avril 2024. Crédit : Lucrezia Granzetti, partagé avec autorisation.

Même son de cloche chez Anna, qui insiste sur l’importance première de la capacité mobilisatrice par rapport aux victoires concrètes ou non : “le fait que nous nous mobilisons depuis maintenant 7 mois est quelque chose de remarquable, avec en plus la réussite d’un maintien de l’attention et de la pression sur les institutions ; bien qu’elles résistent encore à notre rapport de force.” Elle ajoute qu’une salle du Palais Bo n’avait pas été occupée depuis au moins 15 ans, et que le Catai est parvenu à rencontrer la rectrice de l’Université, alors que celle-ci était restée muette depuis les événements du 7 octobre.

En somme, la lutte palestinienne semble porter un vent de fraîcheur aux mouvements sociaux du monde entier, face à la terreur des événements au Proche-Orient. Particulièrement en Italie, pays où le militantisme traversait une période de démobilisation importante, presque paralysée par la menace répressive. Mais la lutte en faveur des vies palestiniennes bafouées représente une opportunité pour le Catai et d’autres collectifs : de mobilisation, d’échanges, de sensibilisation et de politisation.

– Benjamin Remtoula (Fsociété)

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