Le 28 juin dernier, les sympathisants du mouvement Extinction Rébellion regroupés pour un sit-in en faveur du climat ont été brusquement et violemment évacués du pont de Sully à Paris. Comment expliquer une telle agressivité de la part des forces policières et de leur donneur d’ordre ? Le contexte de tension social avec le mouvement des gilets jaunes est-il le catalyseur de ces interventions musclées et sans discrimination ou faut-il y voir une animosité spécifique à l’égard des militants pour le climat ? La France n’en est malheureusement pas à son 1er dérapage.
« Quand il y a des manifestations pacifiques, il n’y a jamais d’usage de la force. Il y a un encadrement, nous veillons même à ce que les forces ne soient pas au contact des manifestants ». Cette déclaration du ministre français de l’Intérieur vous dérange-t-elle ? Elle date d’à peine 5 mois. Christophe Castaner, alors en déplacement dans l’Oise, réagissait à la résolution non contraignante votée par le Parlement européen et l’ONU le 14 février dernier dans laquelle est dénoncé « le recours à des interventions violentes et disproportionnées de la part des autorités publiques lors de protestations et de manifestations pacifiques ». Même si ce texte ne fait pas explicitement référence à la France, les débats préalables à son vote ont clairement porté sur les très controversées opérations de maintien de l’ordre pendant les protestations des gilets jaunes. Tendance de ces dernières années, le recours sans discernement à des lanceurs de balle pour réprimer les manifestants a en effet blessé de nombreuses personnes dont des lycéens et journalistes, ce qui a suscité l’indignation dans l’opinion publique et auprès de nombreuses personnalités politiques.
Mais revenons aux propos de Christophe Castaner. Comment notre ministre peut-il alors expliquer le recours à des gaz lacrymogènes, à bout portant, en pleine face, sur des personnes inoffensives, assises, comme sur le pont de Sully ce fameux 28 juin ? Les images de la dispersion de ce sit-in ont fait le tour du monde. Ce jour-là, Extinction Rébellion (ER) qui se qualifie de mouvement mondial de désobéissance civile en lutte contre l’effondrement écologique et le réchauffement climatique, a voulu interpeller les autorités de façon “créative et non violente” nous raconte Y., qui participait pour la 1ère fois à une action dans la capitale. Et quel baptême ce fut ! “Je n’ai jamais vu ça, c’était très impressionnant ! Je n’ai pas du tout compris la réaction des forces de l’ordre. Nous étions très calmes, nous chantions, nous avions des banderoles, ça se voyait que notre action était pacifique et cherchait à créer le dialogue, mais l’escalade a été très rapide”. Quel crime ces manifestants ont-ils pu commettre pour être délogés de la sorte ? Bloquer la circulation automobile ?
Deux jours avant le sit-in, le Haut conseil pour le climat rendait un rapport déplorant la politique environnementale du gouvernement, à la traîne pour parvenir à la neutralité carbone en 2050 comme le requiert l’Accord de Paris. Entre 2015 et 2018, les émissions de gaz à effet de serre n’ont diminué que de 1%, soit deux fois moins que ce qui était prévu. Ironie de l’histoire, un tiers de cette pollution provient du secteur des transports, principal responsable de ce mauvais résultat. Alors quoi de plus symbolique pour un mouvement écologiste que d’interpeller l’État sur ses manquements en bloquant la circulation automobile sur un petit segment routier ?
“Cette manifestation n’était pas déclarée, elle n’a pas eu lieu dans les règles”, nous répond le secrétaire national CRS du syndicat Unsa police. “Ça n’est pas une action pacifique, mais un trouble à l’ordre public dès lors qu’il y a entrave à la circulation”. Mais pourquoi un tel acharnement ? David Michaud ne voit rien d’extraordinaire dans le fait d’avoir gazé les manifestants après la 1ère sommation. Il fallait coûte que coûte évacuer la chaussée sur ordre de la préfecture de Police de Paris. “Oui ça peut paraître choquant, mais on en a fait une affaire d’État. En réalité tout était maîtrisé”. Pour le moment, aucune nouvelle concernant l’enquête interne confiée à l’IGPN pour violences volontaires par personne dépositaire de l’autorité publique. Sera-t-elle qualifiée sans suite comme l’enquête administrative sur cette opération policière à Mantes-la-Jolie en décembre 2018 durant laquelle 150 jeunes ont été forcés de s’agenouiller mains sur la nuque, entourés de forces de l’ordre dont certains ont filmé la scène et pris des selfies ?
“On a mis la barre de la violence si haut que certains d’entre nous ont préféré se taire”, nous dit Y. d’Extinction Rébellion. Bien que gratuitement et brusquement gazés et bousculés, ces militants ont estimé que leur sort n’était pas à plaindre comparé à celui des victimes des récentes interventions policières à base d’aérosols chimiques, de grenades lacrymogènes et de projectiles en caoutchouc laissant certains gilets jaunes éborgnés. Un avocat a toutefois été saisi par ER pour étudier la possibilité de constituer un dossier, mais la procédure est chronophage et décourageante pour les militants qui privilégient la poursuite de leurs actions en faveur de la cause climatique.
Des méthodes de maintien de l’ordre abusives et dépassées face à des revendications de plus en plus globales
La disproportion des interventions policières face aux protestations pacifiques montre que c’est la stratégie française de maintien de l’ordre dans son ensemble qui est à pointer du doigt. Depuis Mai 68, la France se targuait d’être experte en la matière, observe Alexis Vrignon, docteur en histoire et co-directeur d’Une histoire des conflits environnementaux. Luttes locales, enjeu global, ouvrage publié par les Presses universitaires de Limoges. Mais ces dernières années, et notamment depuis la mobilisation contre la Loi travail du printemps 2016, la régulation des manifestations s’est transformée. Auparavant celle-ci se faisait en coordination avec les syndicats, mais aujourd’hui il n’existe plus aucune communication, aucun lien, entre forces de l’ordre et manifestants hormis la défiance et le face à face ce qui donne lieu à des réponses très réactives et contre-productives. Au bout du fil, David Michaud du syndicat policier nous lâche de son côté à la fin : “ la vérité c’est qu’on en a ras-le-bol, on est épuisé. Nous sommes en permanence mobilisés pour du maintien de l’ordre, on a juste envie de rentrer se reposer.“ Quitte à dégager très rapidement des individus non violents en les gazant à moins d’un mètre de leur visage…
Selon Alexis Vrignon, les modes d’opposition des militants pour l’environnement ont toujours désarçonné les forces de l’ordre. Cherchant constamment la créativité dans leur occupation de l’espace public (manifestations à vélos dans les années 70, die-in sur les sites de construction des centrales nucléaires, création de ZAD…), les activistes s’attirent la surréaction de forces policières en perte de repères et sur la défensive. Si ce modus operandi permet aux mouvements écologistes d’attirer les médias, de gagner en influence et en militants en soif d’activisme, qu’en est-il de son impact sur les décisions ? Là encore une transformation est à noter. Jusqu’à présent, les mobilisations sur le long terme portaient sur des projets très précis avec des objectifs plutôt circonscrits et faciles à cerner (plantations OGM, aéroport de Notre-Dame-des-Landes, centre de stockage des déchets radioactifs Cigeo…), mais aujourd’hui l’objectif des manifestations s’est élargi à des enjeux globaux (arrêt du réchauffement climatique, changement des paradigmes socio-économiques, réduction des inégalités…), ce qui rend les luttes plus compliquées et leur succès sans doute plus difficile à évaluer sur le court-terme.
Les opérations de maintien de l’ordre à l’instar de celle du 28 juin semblent également totalement déconnectées de l’objet des protestations. Bien qu’il était interdit de bloquer la circulation, aucune chance n’a été donnée à ces activistes d’interpeller le gouvernement sur notre retard en matière de lutte contre le réchauffement climatique. La cause qu’ils brandissent est pourtant elle aussi d’ordre légal. Nos États ont signé des engagements et ils se doivent de rendre des comptes aux citoyens dont la vie elle-même dépend du succès de ces objectifs environnementaux. Et la France n’y est pas. Le président de la République n’a-t-il pas lui-même encouragé ces indignations et ces mouvements en faveur du climat le 21 juin 2019 ? « J’ai besoin d’une chose, c’est que vous nous rendiez la vie impossible, nous les dirigeants », a lancé Emmanuel Macron dans une sorte de discours à la jeunesse le jour de la fête de la musique. Comment décrypter des signaux aussi contradictoires de la part de l’État ?
En France, violences et lois antiterroristes appliquées sur les activistes de l’environnement
Qu’en est-il de notre question initiale, à savoir si violenter des activistes pacifistes écologistes est une exception française ? Comparé à des pays comme l’Inde, le Brésil ou la Russie où les défenseurs de l’environnement se font régulièrement assassiner, la réponse est NON. Mais les violences auxquelles nous avons assisté le 28 juin à Paris sont inhabituelles à l’échelle intraeuropéenne. Jamais des manifestants non violents et inoffensifs ont été gazés de la sorte en Europe nous confirme Elisabeth Schneiter, l’autrice de l’ouvrage Les Héros de l’environnement, paru aux éditions Seuil-Reporterre (2018).
Né au Royaume-Uni, le mouvement Extinction Rébellion qui prône la désobéissance civile dans une atmosphère joviale et la plus non violente possible a mené récemment plusieurs opérations de blocage à Londres pour interpeller les pouvoirs publics sur l’insuffisance de leurs actions en faveur de la réduction des émissions carbone. Bien que celles-ci se soient soldées par de nombreuses arrestations, ER a pu opérer durant une semaine en bloquant de nombreux sites emblématiques de la capitale britannique et en perturbant la circulation routière et les transports publics. Scotland Yard s’est même déclaré surpris par la volonté des participants d’être arrêtés et leur manque de résistance aux arrestations.
La France quant à elle, semble avoir peur de ces mouvements et suit ainsi une sombre tendance qui tend à criminaliser les militants pour l’environnement et à les assimiler à des perturbateurs de l’intégrité de l’État. En mars dernier, un article de Reporterre révélait ainsi que les autorités avaient fait appel au Bureau de la lutte antiterroriste et mobilisé le Service central de renseignement criminel pour gérer le cas des militants du mouvement citoyen Action Non-Violente COP21 ( ANV Cop21 ) dont l’opération a consisté à décrocher les portraits d’Emmanuel Macron dans plusieurs mairies de l’Hexagone “pour symboliser l’absence de mesures ambitieuses pour la justice sociale et climatique du gouvernement”. Cette affaire s’est soldée par l’audition de 35 activistes dont 21 placés en garde à vue, 12 perquisitions et 10 personnes poursuivies dans le cadre de 3 procès.
On se souviendra aussi que pour la 1ère fois de l’histoire de Greenpeace France des militants de l’organisation ont été condamnés en février 2018 à de la prison ferme pour s’être introduits dans la centrale nucléaire de Cattenom en Moselle dans le but de démontrer la vulnérabilité des bâtiments avec piscine où la radioactivité est la plus forte et encourager ainsi au développement des mesures de sécurité.
La violence dont font également preuve les forces de l’ordre dans l’évacuation des ZAD et la répression des opposants aux dénommées GPI (grands projets inutiles) est devenue monnaie courante. En octobre 2014, Rémi Fraisse, militant écologiste de 21 ans, perdra la vie, victime d’un tir de grenade de gendarme lors des manifestations contre le barrage de Sivens. L’an dernier en Alsace, les forces de l’ordre ont abondamment aspergé de gaz lacrymogène la députée européenne Karima Delli ainsi que de nombreux manifestants non violents lors de la mobilisation contre le projet de Grand contournement ouest de Strasbourg.
Une absence de dialogue et des réponses répressives et musclées face à des enjeux qui font pourtant partie du droit humain. Tout le monde a le droit à un environnement sain, comme nous le rappelle si simplement Elisabeth Schneiter dont l’ouvrage documente cette guerre ignorée qui se livre sur toute la planète, celle de simples citoyens désarmés qui décident de se dresser contre des industriels en quête de profit et dont les projets menacent les ressources communes de notre Terre. Bien qu’en France il soit rare que des activistes paient de leur vie leur combat en faveur de l’environnement, il n’en demeure pas moins que la santé d’une démocratie se mesure à sa capacité de tolérer les mobilisations justes et d’accorder une écoute aux revendications de ses citoyens. La France peut-elle se targuer de cocher cette case ? La question mérite d’être inlassablement posée…
PAN