« Positif » ? Difficile de l’être quand on observe l’état de notre monde, suintant des grossières erreurs que nous ne cessons de répéter inlassablement. Mais du positif, il y en a tout de même, malgré tout, et fort heureusement. Sinon, nous ne serions pas encore debout, mobilisés, en lutte contre notre capitalo-destinée commune. Quelque chose nous pousse à y croire toujours ! Et c’est aussi ce que pense l’écrivain Philippe Godard. C’est même ce qu’il explique dans son livre illustré C’est foutu ou pas ? qu’il destine aux grands, subissant déjà le courroux de décennies d’insouciance, comme aux plus jeunes, qui peuvent légitimement appréhender l’avenir qu’on leur laisse. Une lecture « réalistiquement » optimiste des jours à venir.

En 2020, l’essayiste et écrivain Philippe Godard, se penche sur notre démoralisation généralisée en publiant C’est foutu ou pas ? aux éditions Calicot. Un livre plus que jamais nécessaire – tandis que l’éco-anxiété gagne de plus en plus d’esprits -, tant il s’attache à faire le point sur ce qui nous attend réellement : ce qui est perdu, comme ce qui représente notre véritable marge de manœuvre, injustement mésestimée. 

En ce sens, le livret fait moins de 100 pages, noircies de chapitres en termes simples – jamais simplistes – et généreusement animées des dessins de Vincent Odin. Résultat ? Un exemple de synthétisme qui ne retire rien à la solidité du message. Introspection rationnelle, et requise, de nos humeurs existentielles :

C’est foutu ou pas @Calicot

D’abord, tout porte à croire que c’est foutu

« Tout le monde dit que c’est foutu » est le premier chapitre du précieux ouvrage. En effet, depuis plusieurs années que les scientifiques nous alertent sur notre sort, notamment via les annuels rapports du GIEC, nous avons de quoi nous racornir : nos modèles de société occidentaux ont abusé de la Terre et de sa vitalité, et nous en subissons de plus en plus les conséquences. En outre, plus nous rechignons à changer de système, plus les dégâts s’annoncent irréversibles, violents et d’envergure. 

Et pas seulement pour nous. Dans notre chute, puisqu’on est parfois tentés de la souhaiter, rappelons que nous emportons déjà et continuerions d’emporter injustement des vies innocentes, de dégrader sur le très long-terme l’habitat des potentiels survivants et de provoquer toujours plus de souffrance à mesure que nous nous y enfonçons. Pourquoi vouloir que la Terre se porte mieux de notre effondrement, si cela implique paradoxalement qu’elle s’en porte, d’abord, toujours de plus en plus mal ? Comme le souligne l’auteur à juste titre: « Il ne s’agit pas de sauver quelques restes », mais bien tout un écosystème vivant qui n’est pas insignifiant. Le brader au profit d’une issue post-apocalyptique hypothétique ne devrait pas être envisageable.

Autodestruction, déni, mépris, colère, amertume, désillusion, impuissance, insouciance,… les réactions sont de toute façon aussi protéiformes qu’elles sont épidermiques. Et pour cause. Nous avons peur, peur de l’inconnu ; ce que nous traitons toutes et tous avec nos propres constructions. Truisme à part, nous craignons au fond et à l’unisson, sinon d’espérer pour rien, du moins insuffisamment pour tout. 

Le dilemme est cornélien et péniblement intime : notre sauvetage collectif vaut-il la peine de se battre individuellement ? Car, nous le sentons, se battre signifierait se-battre-vraiment : faire des deuils, sacrifier, questionner, consacrer, déconstruire, quitter, modifier, puis tout recommencer. Et il est naturel de ne pas vouloir se projeter dans une telle aventure sans avoir un minimum de garantis qu’une victoire est possible, que notre défaite n’était pas inexorablement tracée d’avance. 

Comment ne pas le croire ? Les prévisions millimétrées d’experts aguerris sont incontestables, admet et retrace Philippe Godard qui reprend nos inquiétudes à la source : il y a effectivement des catastrophes déjà inscrites sur la courbe du temps, tragiquement immuables. Quels que soient nos efforts, certains événements sont déjà en cours, activés il y a quelques années par nos décisions passées, rejoignant le présent à rebours. Quoi que nous fassions, l’emballement est tel que la température augmentera de 2°C à 5°C d’ici 2100, le plastique fabriqué aujourd’hui dépassera la quantité de poissons dans l’océan d’ici 2050 et les tonnes de Co2 déjà émises mettront un siècle à disparaître 

Sommes-nous voués à la dystopie ? @Patrick Perkins/Unsplash

Cet inventaire palpable, le livre le poursuit avec concision, mais précision. Cinq axes y sont affrontés sans détour : le climat, la déforestation, les pollutions, l’énergie et les pandémies. Heureusement, car rien n’aurait été plus stérile que de faire renaître l’espoir de lendemains sereins sur le déni de nos impasses contemporaines. 

D’autant que, c’est la clef, ces impasses ne sont pas insolvables : le monde revêtant une composition complexe et labyrinthique à géométrie variable (l’inverse d’une route linéaire réductrice), il regorge d’innombrables espaces pour nous réinventer, avec, toutes proportions gardées, un potentiel d’efficacité convaincant. Toutefois, les investir requiert au préalable de les localiser. Regardons sous notre nez.

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Pour savoir ce qui nous attend, encore faut-il comprendre ce que nous vivons.

Dans son livre, Philippe Godard avance au fil de nos appréhensions. Il les accompagne et y répond point par point. A commencer par notre perte de repères au présent : car, si nous craignons tant demain, peut-être est-ce dû à ce que nous ne saisissons pas d’aujourd’hui. 

Pourtant, n’avons-nous jamais été aussi connectés aux actualités de notre époque ? L’auteur n’en est pas si sûr. Et, avec un peu de recul, personne ne saurait l’être non plus. 

L’essayiste se penche sur l’effet pervers de la surinformation : « Nous ne pouvons pas tout savoir : tout comprendre est devenu impossible. Il y a encore cinquante ans, une personne cultivée pouvait faire le tour des connaissances de l’époque en astronomie comme en géographie, en histoire comme en politique. Bien sûr, il fallait y passer beaucoup de temps, mais aujourd’hui , il faudrait plusieurs vies pour explorer un seul domaine scientifique, tant les découvertes sont innombrables et les controverses d’une complexité inimaginable ». 

Trop savoir nous perd, mais ce n’est pas tout. Le chapitre souligne également les méfaits du mal-savoir, notamment par le biais d’un journalisme trop anxiogène, poussé à la course aux polémiques et aux faits-divers faiseurs d’audimat. Jour après jour, il nous coule plus en avant dans un climat tourmenté, obstrué, profondément noué. Ce n’est pas qu’il dit faux, mais il dit à moitié, la moitié la moins reluisante. Un fragment qu’il ne déconstruit pas pour mieux reconstruire derrière, mais qu’il déverse, c’est tout. Par voie de faits, il raconte une histoire biaisée de notre société, résume Philippe Godard, en plus d’être sinistre. 

@Vincent Odin pour « C’est foutu ou pas ? » de Philippe Godard, éditions Calicot.

Une autre vision est pourtant possible, équivalente et complémentaire, qui s’attarde sur les émergences alternatives, les innombrables actions positives, les espaces de solidarité, les victoires de la nature et de la lutte citoyenne, les initiatives ordinaires et autres nouvelles inspirantes. Dévaluée, cette actualité paraît presque anecdotique. Elle est pourtant déterminante, d’ampleur et tout à fait tangible.

En somme, désirer tout savoir est fantaisiste, mais ne rien vouloir savoir serait du déni, n’écouter que nos malheurs a de quoi rendre cynique, mais n’entendre que nos victoires serait bien naïf. A travers son livre, Philippe Godard propose plutôt, pour comprendre notre environnement, d’accepter de renouer avec une part d’inconnu, tout en restant attentif à celle que nous pouvons sérieusement observer, funeste comme de bonne augure.

Toutefois, cette recette est vouée à n’offrir que des constatations immédiates et mêlées dont personne n’arrive à se dépêtrer : un éternel vacillement entre scénarios catastrophes et perspectives respirables, entre déprime et enthousiasme.

C’est qu’aucun de ces horizons n’est véritablement décidé. Peut-être l’avenir sera-t-il un enchevêtrement perpétuel des deux ? Le champ des possibles reste si vaste, y compris au regard de la science, qu’il ne peut que revenir à chacun de dessiner ses propres conclusions.

En effet, une fois notre compréhension du présent affinée, rééquilibrée, libre à nous d’opter pour une philosophie. Dès lors, pourquoi ne pas réécrire celle qui nous complaisait jusque-là dans l’inertie, prophétie auto-réalisatrice regrettable, en faveur de visions plus dignes, solidaires et motrices ? Ne traversons-nous pas justement une crise, en grec Krisis « action de choisir », invitation explicite à se réinventer ?

 

Redéfinir notre récit collectif

Selon le récit dominant, relève Philippe Godard, notre humanité est toute tracée, vouée à s’entre-déchirer, prédatrice par nature et viscéralement parasitaire : nous sommes décidément foutus, foutus par nature.

Pourtant, a y regarder de plus près, la nature, incluant la nôtre, offre un spectacle bien différent. Il rétablit la nuance : « La loi de la jungle existe sans aucun doute parce qu’il est difficile, dans un environnement sauvage, de survivre, et qu’il faut donc défendre son territoire. Mais la loi principale, même dans le monde sauvage, est celle de l’entraide et de la coopération.« 

Les Jardins d’Aubervilliers, un des fiefs de coopération, résistance citoyenne et construction inspirante d’un monde alternatif et positif. Une de leurs récentes victoires.

Voilà peut-être la plus importante part du réel que le capitalisme aura réussi à nous faire oublier. Et en occultant cette dimension positive de notre existence, constructive et inhérente à tout écosystème, ce dogme aura conduit nos esprits à la ferme conviction que l’oppression du Vivant, à tous les niveaux, était naturelle et indépassable, donc justifiée. En revenant sur ces fausses évidences, le livre rappelle le poids de la croyance dans notre capacité à agir.

Puisque un simple regard critique sur les faits, de leur foisonnement polarisé à leur part d’inconnu, montre qu’au-delà des tendances, l’avenir reste encore relativement modulable, pourquoi succomber au défaitisme ?

« Tout ce qui a été entrepris sur le plan collectif ces dernières décennies a été utile, même si les résultats ne sont pas à la hauteur des espérances » défend Philippe Godard.

Car de fait, ce qui doit nous motiver n’est pas de tout sauver de façon « héroïque » reprend l’écrivain, mais de rétablir au moins un équilibre des forces, une plus grande dignité dans notre manière de co-habiter la terre, de construire un monde plus sain, ou plutôt des mondes plus sains, de différentes envergures complémentaires.

A ce stade, nous pousse à conclure le livre, il n’y a rien de rationnel à penser que c’est absolument foutu, ou l’inverse. La réponse réside davantage et librement dans la vision qu’on choisit de porter. C’est elle qui éclairera notre chemin, et en décidera simultanément. Et celle que partage l’auteur possède un atout, celui de suggérer des bénéfices au mieux opérant, mais a minima symboliques et bienfaisants en eux-mêmes.

« Maintenant, nous savons que nous pouvons agir pour nous passer de ce qui nous broie. La catastrophe ? Allez, on s’en fiche ! Nous avons de bien meilleures raisons de changer de mode de vie, et de choisir une existence tournée vers les autres, vers le futur ».

 

« Eh non, ça n’est [donc] pas foutu ! » 

Si la fin mérite d’être divulgachée, c’est pour mieux nourrir quelques curiosités cruciales : comment ne pourrait-on pas être foutus ? Qu’est-ce qui serait foutu ou pas d’ailleurs ? Notre espèce ? Notre « civilisation » ? L’écosystème Terre ? La planète ? Ou bien peut-être, surtout, notre humanité ? Notre rapport sensible au monde ? Le soin, la dignité, le respect, la solidarité ? L’importance du présent ? De quoi parle-t-on ? Que voulons-nous sauver ? Que pouvons-nous sauver ? 

Effleurer les pistes déployées par Philippe Godard permet de saisir l’étendue des possibles, mais son petit manuel illustré constitue, lui, un véritable remède, intelligent et complet, contre la déprime et l’apathie ; bon pour notre moral comme pour la planète. C’est foutu ou pas ? est une question qui mérite encore d’être posée, et traitée de bout en bout, en science comme en philosophie, avant de songer à baisser les bras.

L’essai, d’utilité publique, en est l’occasion rêvée ; accessible à tout public, et disponible en librairie indépendante, ici ou encore ici.

– S.H


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