Pendant près de deux semaines de 2018, Aurélie Noury a vécu auprès de Linda Fernandes, jeune femme ayant décidé de faire l’expérience radicale de la vie en autogestion et de la simplicité volontaire à Beça, dans le nord du Portugal. La photographe nous livre son témoignage brut, entre certitudes et doutes, à propos d’un monde où il est de plus en plus difficile de trouver sa place et où les espaces de liberté – ces maquis de résistance – sont aussi rares et incertains que précieux.

Aurélie Noury : Peux-tu me te présenter en quelques mots et me raconter ce que faisais-tu avant de cultiver la terre à Beça ?

Linda Fernandes : J’ai grandi à Lisbonne, où je suis restée jusqu’à mes 20 ans. Après le lycée, je me suis orientée vers des études de photographie. Depuis mes 16 ans, je travaillais dans des bars et restaurants dans le quartier noctambule de Lisbonne. C’était des nuits interminables de fêtes. Et la journée, les études. J’avais une vie très active. D’ailleurs, j’ai peut-être encore du sommeil à rattraper qui date de cette époque-là.

À cette période, j’ai aussi commencé à fréquenter des collectifs alternatifs, à m’engager et prendre conscience des enjeux de notre société. J’avais aussi une grande envie de voyage, le besoin de découvrir le monde. Alors que je finissais mes études de photographie, j’ai eu l’opportunité de partir en Slovénie faire un Service Volontaire Européen.

Ça a changé ma vie !

C’était la première fois que j’habitais dans un pays différent du mien, mais aussi dans une petite ville dont on sortait rapidement. C’est comme ça que j’ai découvert la campagne. Ça m’a beaucoup plu comme style de vie. Après cette expérience, j’ai continué mes voyages en Europe et en Asie. C’est là que j’ai eu l’idée d’acheter un camion. J’avais à la fois un grand besoin d’autonomie, mais aussi l’envie d’un espace à moi.

C’était le début d’une introspection, je crois. Mon cheminement spirituel s’intensifiait et c’est après deux ans de voyages en camion que je suis arrivée à Beça.

Crédit image : Aurélie Noury
Crédit image : Aurélie Noury

Aurélie Noury : Comment l’idée est venue de venir t’installer dans ce village ?

Linda Fernandes : L’idée de venir m’installer à Beça est venue d’une recherche de paix intérieure.

Ma mère a grandi dans ce village. À l’époque, la vie était dure par ici. Les paysans travaillaient beaucoup, les gens ne mangeaient pas toujours à leur faim. En plus ils étaient aussi très conservateurs. Ça a énormément marqué ma mère qui est partie vivre à Lisbonne et n’est jamais revenue ici. Elle ne m’a jamais parlé de son passé. Mon enfance avec elle n’a pas toujours été facile non plus…

En revenant ici je voulais me reconnecter à mes origines pour mieux comprendre d’où je venais et qui était ma mère, dans l’idée de me réconcilier avec le passé et avec moi-même.

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Ce besoin personnel entrait en résonance avec mon envie de me rapprocher de la nature, de travailler la terre. Or je savais qu’après le partage de l’héritage de mes grands-parents, un terrain appartenant à ma mère restait à l’abandon au village.

J’y ai donc vu une double opportunité pour moi.

Aurélie Noury : Comment s’est passée ton installation, les étapes (bonnes surprises et difficultés auxquelles tu as dû faire face) ?

Linda Fernandes : Au début ça a été terriblement dur. Je n’avais pas vraiment mesuré dans quoi je me lançais. Je ne me rendais pas compte. On est arrivés à la fin de l’hiver dernier avec mon chien, Terra et mon petit frère João que j’ai embarqué dans l’aventure.

Il ne s’est pas arrêté de pleuvoir pendant des semaines entières. L’hiver est très humide ici. À ce moment-là, je n’avais pas encore installé le chauffage dans mon camion. On avait froid, et le vent détruisait pas mal de choses que l’on fabriquait, notamment une serre pour nos jeunes plants, sans parler de la grange, existante sur le terrain, dont il fallait refaire le toit pour essayer d’être au sec… ça a été une période extrêmement fatigante physiquement et mentalement. On n’avait jamais fait tout ça, les idées pas très claires, et pas vraiment de plans pour la suite. Du coup on s’est vite fait envahir par les voisins, qui voulaient prendre les choses en charge pour nous. Ça a été un choc pour moi de découvrir la réalité machiste et conservatrice qu’on trouve encore à la campagne. J’ai eu l’impression que le temps s’était arrêté entre l’époque de ma mère et aujourd’hui.

Et puis le beau temps est arrivé. Et tout a pris une tournure différente… Ça nous a éclairci les idées. Les plants que nous avons semé sans trop savoir ce qu’ils allaient donner sont sortis de terre, les amis sont venus donner un coup de main, les voisins et les gens du village ont commencé à nous regarder différemment moi et mon frère et à montrer leur soutien.

C’était une période magique, les choses ont pris forme, mon projet s’est précisé.

Crédit image : Aurélie Noury
Crédit image : Aurélie Noury

Aurélie Noury :  Qu’est-ce que tu penses de cette 1re récolte ? Quelles sont les difficultés que tu as pu observer avec cette 1re expérience ? Mais aussi, bien sûr tout le positif ?

Linda Fernandes : La montagne c’est un climat très spécial pour l’agriculture. Beça c’est un endroit où l’on a une abondance d’eau, naturellement, et pourtant certains arrosent excessivement. J’ai eu cette tendance aussi, au début. J’ai observé qu’on utilise beaucoup trop d’eau pour nos plantations, en général, ce qui, finalement, altère la Terre. J’ai fait des erreurs et utilisé beaucoup plus de ressources que celles dont j’avais besoin.

Mais je crois que maintenant j’ai compris.

Si on donne simplement à la Terre ce dont elle a besoin, ni plus ni moins, elle sera fertile et nous donnera pleins de savoureuses récoltes. Si le terrain est sain les récoltes le sont. Et nous qui les mangeons aussi. C’est tout simple, un cycle vertueux…

C’est ce que ne veulent pas voir les gens qui pratiquent l’agriculture conventionnelle. Ils pensent à court terme, à la quantité, au profit. Ils épuisent la Terre. On peut l’observer un peu partout, ce genre de terre est dure comme de la roche. On a besoin de lui donner de plus en plus d’eau pour qu’elle puisse l’absorber et de plus en plus de produits chimiques pour qu’elle se défende. C’est un cycle vicieux, une stratégie stérile sur le long terme et nous qui cultivons et mangeons ce genre de légumes, pouvons en devenir malade.

C’est difficile d’arriver dans des petits villages comme Beça avec des idées différentes et nouvelles. C’est rare de pouvoir les partager avec les gens qui m’entourent. Les gens d’ici ont des habitudes et d’autres croyances. Ça ne veut pas dire qu’ils ne peuvent pas changer, mais ça prend beaucoup de temps pour que les mentalités évoluent, comme on dit.

Je suis plutôt solitaire et je suis très bien dans mon jardin. C’est un endroit où je trouve la paix intérieure, l’harmonie. J’aime ça. Mais j’ai compris aussi que je me sentais très seule ici et que ça pourrait-être bien plus facile ailleurs, dans d’autres conditions.

Crédit image : Aurélie Noury
Crédit image : Aurélie Noury

Aurélie Noury :  Quels sont tes projets pour la suite ?

Linda Fernandes : Je reviens du sud du Portugal, où j’ai passé l’hiver dans l’Algarve, avec mon camion. Ma production étant déjà lancée, par rapport à l’année dernière je peux me permettre de commencer plus tard. Je refais une saison de maraîchage à Beça. J’aimerais voir ce que ça peut donner sur une seconde année, en dépensant moins d’eau, en améliorant aussi ma connaissance du terrain, de quelle plante mettre à côté de telle autre, etc…

Ensuite, honnêtement, je ne sais pas trop.

J’aime aussi la vie communautaire, les projets collectifs. L’autogestion c’est bien, mais encore mieux à partager avec d’autres gens qui ont les mêmes idées. Dans le futur j’aimerais bien créer ou trouver une Communauté où je pourrais continuer le maraîchage tout en développant des projets sociaux, associatifs, comme celui auquel j’ai participé en Slovénie. Le sud du Portugal me paraît un endroit plus clément pour s’installer.

Et bien sûr, j’espère aussi continuer à faire des voyages pendant l’hiver avec mon camion et mon chien.

Aurélie Noury : Quelle est ta philosophie de vie, par rapport au maraîchage, et ta vision du monde, plus générale ?

Linda Fernandes : Je crois que le manque d’abondance n’existe pas vraiment. C’est l’homme qui a créé ce phénomène. Et pour moi, le maraîchage c’est une preuve de ça ! Quand on voit que d’une petite graine, des dizaines de plants peuvent sortir. C’est de la magie !

Plus jeune je me posais des questions sur ce que j’aimerais devenir.

Aujourd’hui, je n’intellectualise plus beaucoup le fait de vivre, je vis, tout simplement. Je ne cherche ni la gloire ni l’argent. Pour moi, le plus important c’est la qualité des liens qui nous unissent aux autres et à la Terre qui nous nourrît. C’est important de rester connecté avec ce que l’on mange, ce qu’on met volontairement dans son corps. C’est pourquoi je trouve que les potagers personnels ou urbains sont très importants. Ils se multiplient partout et j’espère que ça continuera !

C’est en nous reconnectant avec nous-mêmes et la Terre que nous pourrons avancer dans un monde plus harmonieux, heureux et abondant. C’est, je crois, le modèle d’un monde qui connaît l’amour. Notre réalité c’est nous que la créons. Un monde meilleur est possible. Allez-y semez, semez vos rêves !

Crédit image : Aurélie Noury
Crédit image : Aurélie Noury

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