Qui dit mois de novembre dit début de la saison en Antarctique pour les missions scientifiques mais aussi … pour le tourisme polaire. J’ai commencé à exercer le métier de guide polaire en 2020. Mais depuis le début de l’année 2023, j’ai pris la décision d’arrêter de participer indirectement au dérèglement climatique. Voici mon témoignage.

L’Antarctique – pôle Sud – est un continent de 14 millions de kilomètres carrés. On l’appelle souvent le septième continent ou le continent blanc. Il est composé de 98% de glace. Il faut savoir que si toutes les glaces de l’Antarctique venaient à fondre, le niveau des mers monterait de 60 mètres. À l’heure où tous les signaux sont au rouge par rapport au réchauffement climatique, je n’ai plus envie de participer au fait d’amener des gens dans les régions polaires.

Si la glace de l'Antarctique venait à fondre, le niveau des mers augmenterait de 60 mètres. Photographie: Pascale Sury
Si la glace de l’Antarctique venait à fondre, le niveau des mers augmenterait de 60 mètres. Photographie: Pascale Sury

Le goût ambivalent de l’aventure

Le Traité sur l’Antarctique a été signé en 1959 par douze pays. Dans ce Traité, il est stipulé que l’Antarctique est un continent protégé. Mais depuis quelques années, le tourisme polaire s’est développé pour assouvir les rêves de touristes à mettre un pied sur le septième continent, comme on mettrait un pied sur la lune. Où va s’arrêter la conquête et la frénésie des êtres humains ?

Ils désirent suivre les traces des grands explorateurs polaires comme Roald Amundsen, Ernest Shackleton, Jean-Baptiste Charcot, Jules Dumont d’Urville, Adrien de Gerlache de Gomery, … Acte égoïste ou découverte de ces régions magiques pour en revenir ambassadeur et conscientiser à leur tour ? Voir de ses propres yeux le vêlage d’un glacier ? Qui suis-je pour juger ?

Le glacier Monaco au Spitzberg sur l'archipel du Svalbard, situé au nord de la Norvège. Photographie: Pascale Sury
Le glacier Monaco au Spitzberg sur l’archipel du Svalbard, situé au nord de la Norvège. Photographie: Pascale Sury

Je dois l’avouer, il y a une sorte d’addiction aux régions polaires. Quand on y met les pieds une fois, on a l’envie grisante d’y retourner. Il y a quelque chose de magique dans l’isolement et la pureté des régions polaires. Cela nous rappelle la beauté et la simplicité de la vie, en nous invitant à nous échapper du chaos du monde et à trouver la paix en nous-mêmes. C’est ce que j’ai ressenti ces dernières années.

Jean-Baptiste Charcot, un explorateur polaire français, le disait très bien lui-même :

« D’où vient cette étrange attirance de ces régions polaires, si puissante, si tenace, qu’après en être revenu on oublie les fatigues pour ne songer qu’à retourner vers elles ? D’où vient le charme inouï de ces contrées pourtant désertes et terrifiantes ? Est-ce le plaisir de l’inconnu, la griserie de la lutte et de l’effort pour y parvenir et y vivre, l’orgueil de tenter et de faire ce que d’autres ne font pas, la douceur d’être loin des petitesses et des mesquineries ? Un peu tout cela, mais autre chose aussi. » Jean-Baptiste Charcot, Le Français au pôle Sud, 1906.

Les touristes qui ont la chance de s’y rendre une fois ont l’envie de s’y rendre une deuxième fois, voire une troisième fois, et ainsi de suite … On oublie le froid… mais pas les paysages grandioses, cette sensation d’être tout petit face aux forces et aux éléments de la nature.

C’est sans doute pour cela que le touriste est prêt à débourser une somme approximative de 10 000 euros pour 10 jours de croisière (sans compter le prix du billet d’avion jusqu’à la ville d’Ushuaia) mais en réalité, 6 jours sur le continent blanc (essentiellement sur la péninsule antarctique) étant donné qu’il faut traverser le mythique passage de Drake, le passage qui sépare le continent américain au continent antarctique, soit l’équivalent de 1200 kilomètres. 

Être guide polaire

Comme guide polaire, naturaliste, guide photo et conférencière, j’essayais de capturer des moments de beauté pour sensibiliser le public à la fragilité des régions polaires.

Un phoque de Weddell sur la péninsule Antarctique. Photographie: Pascale Sury
Un phoque de Weddell sur la péninsule Antarctique. Photographie: Pascale Sury

Pour se revendiquer guide polaire, il n’y a pas une formation à suivre. Chaque guide est responsable de son propre apprentissage. Toutefois, voilà une base commune de la série de compétences à acquérir : conduite de zodiacs, maniement des armes à feu (en cas d’attaque d’ours polaire), formations diverses de premiers soins en milieu extrême, navigation, communication avec une radio VHF, gestion des foules, sécurité, etc… En ce qui me concerne, me former fut exigeant puisque je ne connaissais strictement rien au milieu marin, n’ayant pas grandi près de la mer (en Belgique francophone).

Le travail de saisonnier est exigeant. Avoir un contrat de guide polaire implique de rester environ deux mois d’affilée sur un bateau de croisières ou d’expéditions avec une centaine, voire 200 passagers à bord, sans compter le personnel.

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Il y a deux organismes qui régissent le tourisme polaire : l’IAATO (International Association of Antarctica Tour Operators) pour l’Antarctique et l’AECO (Association of Arctic Expedition Cruise Operators) pour l’Arctique. Ces organismes imposent un certain nombre de règles pour les compagnies de croisières (comme par exemple, un maximum de 100 personnes peut débarquer en même temps sur un site en Antarctique) mais malgré cela, il y a une réelle explosion du tourisme polaire ces dernières années : de plus en plus de compagnies, de plus en plus de bateaux et de gros bateaux, … La concurrence est rude. On est encore loin du tourisme de masse mais on s’en rapproche de plus en plus au fil des ans et à une rapidité effrayante.

Les milliers de manchots royaux peuplent la Géorgie du Sud (Antarctique). Photographie: Pascale Sury

Je me suis souvent posée la question si je me sentais à ma place de travailler sur des bateaux de croisières/d’expéditions et à participer indirectement au tourisme polaire et au dérèglement climatique. Au fil des croisières, c’était de plus en plus difficile pour moi d’être alignée par rapport à mes valeurs même si je pense que les touristes qui se rendent dans ces régions y vont pour le « beau (?) ».

Je pense aussi que, d’une certaine manière, ils reviennent en quelque sorte ambassadeurs de ces régions si fragiles, en tout cas, j’ose à le croire. C’est sans doute une des choses que, comme guide, on dit pour se déculpabiliser et pour faire déculpabiliser les gens qui sont sur place.

Les lumières et les couleurs des régions polaires sont uniques au monde. Photographie: Pascale Sury

D’ailleurs, je ne suis pas la seule guide polaire à me soucier de la planète. Un jour, un collègue français a écrit ceci. Il a rédigé le premier paragraphe alors qu’il était encore guide polaire. Il a écrit le deuxième paragraphe quand il a pris la décision d’arrêter. Comme quoi, en fonction de la position que l’on occupe, on peut adopter deux discours totalement opposés et c’est ce que la plupart des guides polaires pensent et expriment.

« J’adore toujours ces réactions d’ultra écolo…

Comme d’habitude, j’aimerais vérifier qu’aucun de ces donneurs de leçon ne prend jamais l’avion, n’utilise jamais son véhicule pour se déplacer, aller au travail, ne va jamais au supermarché mais fait toujours ses courses chez le petit commerçant local, n’utilise jamais internet et Facebook pour nous rabâcher les oreilles et nous culpabiliser avec leur moralité à deux balles… Je pense qu’il n’y a plus qu’une seule solution, c’est de tous nous suicider chez nous pour sauver la planète !

Pour info, l’Antarctique est protégé par un traité international depuis 1959 et l’activité touristique y est hyper encadrée et réglementée. On ne débarque pas n’importe où, jamais à plus d’autant de passagers etc. Pour info également, la seule région régulièrement visitée est la microscopique péninsule, le reste du continent Antarctique (car il s’agit d’un continent aussi vaste que l’Europe), est pratiquement vierge.

Je comprends ces réactions de personnes non-informées. Moi-même acteur du tourisme dans ces régions, je suis parfaitement conscient du paradoxe qui s’exprime. Je pense que si nous voulons être cohérents avec nous-mêmes, le tourisme polaire, comme toute forme de tourisme nécessitant de se déplacer devrait être interdit. Regardez-vous en face et demandez-vous si vous êtes prêts à cela. »

« CHRONIQUE D’UNE FIN DE CARRIÈRE POLAIRE ANNONCÉE :

Je précise s’il en était besoin que ce post a pour but d’exprimer un ressenti personnel et rien d’autre !

Il y a une dizaine de jours, nous avons « découvert » une colonie de manchots empereurs jamais visitée par les humains à ce jour. Il y a quelques jours le préfet des TAAF (terres australes antarctiques françaises), l’autorité administrative compétente et la voix de la France devant le traité de l’Antarctique, nous a poliment signifié pour des raisons de fond politiques que cette visite n’était pas la bienvenue et ne devait pas être renouvelée. Même si je peux certifier que les opérations ont été menées avec rigueur et bienveillance, se pose in fine la question de la légitimité de l’exploration à des fins touristiques et la désacralisation de ces territoires vierges de toute activité humaine.

Cela nous met, bien sûr, en face de nos propres contradictions. Comment continuer à embarquer sur des navires dont le but est d’aller toujours plus loin pour satisfaire nos propres fantasmes ? Le tourisme polaire arrivera très prochainement à un point de non-retour. Les règles se durcissent et les projets de réglementations diverses inquiètent les compagnies de croisières-expéditions qui ne pourront plus opérer à leur guise. À l’heure où cette problématique environnementale est plus que jamais au cœur de toutes les politiques et de tous les discours, ce tourisme de la « dernière chance », des « derniers territoires vierges » n’est plus tenable et plus soutenable. Cela fait un moment que ces contradictions et ce non-sens me hantent. Cette nuit, j’ai décidé que c’était mon dernier embarquement et mon dernier retour d’Antarctique.

Je me consacrerai avec plus d’ardeur encore à mes engagements locaux. Ma vie de famille ne s’en portera que mieux. »

C’est tellement bien écrit et je ne peux qu’approuver ces messages. Je pense que nous avons tous une responsabilité sur cette planète.

On compte environ 3500 ours polaires sur l’archipel du Svalbard, en Arctique norvégien. Photographie: Pascale Sury

Et tout arrêter

Le déclic final s’est fait chez moi à l’hiver 2023 en Antarctique (l’équivalent de l’été en Antarctique). Pendant 10 jours, je me retrouve par hasard à bord en compagnie d’un haut responsable d’un gros groupe pétrolier. Je n’ai pas envie de travailler pour des gens qui détruisent la planète. De même que comme vegan et amoureuse des animaux, je ne suis pas prête à devoir tuer un ours polaire pour protéger un touriste en Arctique. L’ours polaire étant dans son habitat. Je n’ai pas envie d’être sur un brise-glace qui détériore le paysage pour atteindre une colonie de manchots Empereurs et de prendre ensuite l’hélicoptère pour se rapprocher au plus près de la colonie, d’entendre, enfin, les clients se plaindre parce qu’ils n’ont pas vu d’ours polaire… Nous ne sommes pas dans un zoo. Et je pourrais encore énoncer des dizaines d’exemples.

Je ne me revendique pas spécialiste de l’environnement ou du climat. Mais je constate de mes propres yeux les bouleversements climatiques que subit notre planète. Ainsi, je prends peu à peu conscience que j’ai un devoir de prendre la parole pour témoigner de ce que j’ai vu.

Lors des expéditions en Arctique et en Antarctique, j’ai fait face à des températures anormalement élevées. Ce problème me rappelle que la fonte des glaces a un impact sur nos environnements tempérés et qu’il est important de faire des efforts pour préserver le monde. Lors d’un séjour au Groenland, les Inuits m’ont confié qu’il y a de moins en moins de glace l’hiver. Ce phénomène a pour conséquence d’éloigner les animaux comme les phoques et les ours polaires qui sont leur principale source de nourriture.

Les ours polaires sont encore très présents sur l'archipel du Svalbard. Photographie: Pascale Sury
Les ours polaires sont encore très présents sur l’archipel du Svalbard. Photographie: Pascale Sury

Jusqu’où va-t-on aller ? Où va-t-on s’arrêter ? Et surtout, quelle planète allons-nous laisser derrière nous pour les générations futures ?

– Pascale Sury pour Mr Mondialisation


Photo de couverture de Pascale Sury

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