Le collectif NoFakeScience, regroupant une vingtaine de scientifiques vient de publier un appel signé par 230 autres grands noms de la recherche mondiale. Ceux-ci s’alarment du traitement réservé à l’information scientifique dans les médias en général. Le texte souligne ensuite l’existence d’un consensus scientifique sur une liste de sujets sélectionnés par le collectif. Enfin, le texte insiste sur une notion politique : « La science n’a pas de patrie » (Louis Pasteur) mais elle n’aurait aucun parti-pris idéologique non plus, selon eux. Est-ce vraiment le cas dans le système actuel ? Billet d’opinion.
Nous mettons ici le pied sur un terrain glissant en connaissance de cause, tant les débats scientifiques provoquent paradoxalement les passions. Il apparaît pourtant hautement nécessaire d’avoir ce débat de fond : la science, la recherche et les scientifiques qui les composent peuvent-ils pleinement être libres et sans parti-pris dans le cadre de la société actuelle où les marchés déterminent les actions des individus ? Leur rôle dans la société est-il foncièrement indépendant de « la vie dans la cité » ou, au contraire, la science est-elle, malgré elle, politisée de par les cadres qui la régissent ?
Ce 15 juillet 2019, 250 scientifiques lançaient un appel aux journalistes intitulé : « La science ne saurait avoir de parti-pris » publié en France dans le journal L’Opinion. Les 20 scientifiques du collectif NoFakeScience invitent tous les médias à faire preuve de retenue et de neutralité en matière de publications à caractère scientifique. « Il apparaît alors évident que la communauté scientifique et les journalistes doivent travailler main dans la main », exprime la communauté, dans le but de ne pas travestir un travail réalisé. Un appel salutaire pour le Savoir en général.
Sur le fond, cette introduction fait sens à 200%. Il est impératif que les médias – mainstream, indépendants et alternatifs – prennent du recul sur les publications scientifiques qu’ils sont en charge de vulgariser et lisent attentivement leur contenu afin d’en restituer les faits le plus proprement possible. En principe, aucun diffuseur d’informations ne devrait trafiquer les données, détourner une étude et utiliser de titres orientés pour générer du clic ou supporter une cause. Comme le souligne l’appel, dans la pratique, les dérives sont monnaie courante.
Le « bad buzz » de la semaine autour du tritium présent dans l’eau potable de 6 millions de Français en est un parfait exemple. Alors que les quantités de tritium détectées étaient insignifiantes, comme l’indiquait clairement la source du rapport, de nombreux titres anxiogènes ont été publiés à ce sujet même dans des journaux réputés, manquant le plus souvent le fond de cette publication. Rappelons que selon les études à ce sujet, 70% des utilisateurs des réseaux sociaux se contentent de lire les titres ! Pour notre part, nous avions décidé de partager directement le rapport de l’ACRO en précisant dès les premières lignes que les taux détectés n’étaient pas assez élevés pour devoir inquiéter et que l’objet de la publication était tout autre (le développement des accès à de l’eau potable en cas d’incident nucléaire majeur). De prime à bord, cet appel de 250 scientifiques est donc hautement salutaire.
Mais la suite du texte ne manque pas de nous questionner. Le collectif déclare que, dans le cas où une étude contredirait des opinions préexistantes, les chercheurs seraient accusés par défaut d’être rémunérés par un lobby malveillant. Indirectement, les signataires réfutent d’emblée la réalité des influences économiques et structurelles dont la science, et en particulier les Universités ou des structures publiques, fait l’objet. S’il est vrai qu’il peut exister des accusations à tort – davantage dans les commentaires que dans les journaux d’ailleurs – d’autres sont véritablement fondées. En la matière, la réalité est faite de nuances de gris. Nombre de cas d’influences économiques sont documentés, tant au niveau des instances décisionnaires que de laboratoires privés. Dans un cas comme dans l’autre, ces influences ne sont pas un argument pour discréditer la science dans son ensemble. Mais il n’est également pas possible de dire que ces influences n’existent pas.
Dans le cadre d’enquêtes journalistiques de fond, il est nécessaire et vital que des reporters exposent des conflits d’intérêts ou l’intervention d’une quelconque multinationale dans la rédaction d’une étude ou le processus d’étude. C’est à ce titre que les journalistes et reporters d’investigation doivent avoir le courage, parfois, de suivre une intuition et aller au delà des déclarations officielles. À titre d’exemple, début 2019, un groupe d’experts présentait un rapport détaillant les pratiques de plagiat de l’agence allemande Bfr, chargée d’évaluer la demande de renouvellement du glyphosate. Des documents entièrement rédigés par Monsanto étaient utilisés par Bfr dans son évaluation des risques. L’organisme s’était illégalement affranchi des obligations légales d’indépendance et d’objectivité. Il faut malheureusement attendre une fuite et un long travail d’enquête journalistique pour que ce genre de scandale arrive aux oreilles des citoyens. Si la science n’en est pas pour autant responsable, on ne peut pas dire que le lobbying n’existe pas dans le domaine scientifique. Il faut simplement que celui-ci soit analysé au cas par cas sans devenir un argument d’autorité pour discréditer une profession dans son ensemble.
L’appel des scientifiques nous livre ensuite une liste de 6 sujets dont ils estiment qu’il existe un consensus scientifique total et irréfutable. 6 sujets classés en 3 catégories : la Santé, l’Agriculture et le Climat. On y parle vaccination, glyphosate et réchauffement climatique. Le simple fait d’éditer une liste – si courte – de grands faits établis par la science n’est-il pas déjà un choix idéologique à part entière ? Pourquoi certains faits sont-ils listés et d’autres – en rapport direct avec ceux-ci – sont-ils écartés ? Le choix de cette liste questionne sur l’orientation prise par les signataires vis à vis de tout ce qui n’est pas cité.
Par exemple, ils rappellent, avec quelques pincettes sémantiques, que le glyphosate est considéré comme sans risque cancérigène pour l’homme. Ici, le collectif fait donc le choix conscient d’écarter les faits sur les effets de l’utilisation du glyphosate sur l’environnement, se concentrant uniquement sur le consensus encadrant la question sanitaire humaine sur des temps courts. Une posture éculée – voire un sophisme – qui a pour effet de réduire le débat à cette seule dimension. Ce choix est déjà un parti-pris, et pas des moindres. Que doivent penser à cette lecture les nombreux scientifiques qui étudient les effets des pesticides de long terme, sur les nappes phréatiques, sur les océans et les algues, la faune, les abeilles, etc. Que doivent penser les scientifiques qui étudient les effets générationnels des pesticides, dont le glyphosate, et dont les résultats sont publiés dans de grandes revues scientifiques (dont cette étude récente publiée dans le Scientific Reports à comité de lecture démontrant l’incidence du glyphosate après 3 générations).
Le choix des mots. Le choix des sujets évoqués. Surtout le choix de ce qui est occulté. De toute évidence, un certain parti-pris existe quand on entend éditer une liste de sujets qui doivent mériter l’attention des masses, tout en omettant tant d’autres domaines d’expertise pas moins scientifiques sur ce même sujet. Car la problématique du glyphosate aujourd’hui, comme celle des pesticides en général, est loin de s’arrêter à notre condition humaine. Elle nous parle de vision du monde, d’économie, de culte de la croissance, de choix de société, de domination de certains acteurs économiques sur les États.
Et il en va de même en matière de changement climatique. L’appel de ces scientifiques cite le nucléaire comme solution fondamentale pour lutter contre les émissions de CO2. Et si c’est effectivement vrai d’un point de vue strictement comptable pour un pays comme la France, pourquoi ne pas rappeler que la meilleure énergie est celle qu’on ne consomme pas ? Est-il neutre d’occulter la réalité des peuples qui n’ont pas accès à l’énergie nucléaire mais arrivent malgré tout à prendre le virage de la transition énergétique, notamment par la sobriété ? La science doit-elle nécessairement se rallier aux grandes tendances de son temps, se soumettre au spectre du développement et de sa croissance illusoire, au risque de se porter garante des désastres que d’autres scientifiques prédisent ? N’est-on pas face à un paradoxe précisément idéologique ? L’apolitisme (ou neutralité totale vis à vis de la société) n’existe pas plus dans le journalisme que dans la recherche, comme dans toutes matières dont les résultats façonnent le monde réel.
Comment peut-on à la fois reconnaître l’origine anthropique du changement climatique – ce que personne ne met en doute – tout en occultant cette même origine anthropique dans la destruction de l’environnement hors champ climatique ? En d’autres termes, pourquoi occulter l’impact majeur du développement humain sur l’effondrement écologique global ? À ce titre, chaque acte de recherche, qu’il soit libre, subventionné ou soumis à un ordre commercial n’est-il pas en lui même de « la politique dans la cité » selon le sens antique du terme, une participation active à la direction que prendra ce monde demain ? Fermer les yeux sur cette réalité n’est-il pas précisément dangereux à une époque charnière où nous devrions concentrer nos efforts vers la survie collective ? Et, entendez par « concentrer nos efforts » , cette capacité intellectuelle de prendre parti pour la (sur)vie plutôt que pour un ordre économique, moral ou politique quelconque, sous tout régime que ce soit. Dans les deux cas, choisir ou ne pas choisir, il s’agit nécessairement d’un parti-pris. C’est ce même apolitisme de façade qu’on retrouve chez certains consommateurs qui pensent pouvoir vivre sans prendre part aux évènements de leur temps, alors que le choix de ne pas s’investir est déjà un choix politique, celui de l’abandon ! Par la force des choses, l’anthropocène nous concerne tous.
Ainsi, à la question de savoir si la science peut-être vraiment s’extraire de la vie dans la « cité », c’est à dire, nier son rôle hautement politique ? La réponse est NON selon toute vraisemblance. Ce qui façonne aujourd’hui en grande partie notre monde, ce sont les découvertes scientifiques qui se traduisent en de nouvelles applications, technologies, solutions : pour le meilleur comme pour le pire. Si un scientifique découvre demain l’immortalité, l’impact politique sera historique, tout en étant la promesse de bouleversements majeurs. Il n’est pas possible de simplement s’en laver les mains sous couvert d’une prétendue neutralité scientifique alors même que la production de connaissances universelles façonne le monde. Et il en va de même pour toutes les « petites » découvertes qui seraient financées par des entreprises commerciales dans le but d’atteindre un objectif de développement selon le prisme structurel de l’économie mondialisée : faire de la croissance économique à n’importe quel prix.
Ce qui permet aujourd’hui à « la science » de ne pas se pencher uniquement sur la puissance érectile des hommes ou le développement de solutions pétrochimiques pour augmenter la productivité d’une quelconque usine de produits transformés, c’est en grande partie le financement collectif de la recherche : donc une vision commune et volontaire qui assume, tel un parti-pris qui n’ose plus dire son nom de peur d’être cloué au pilori, qu’il n’y a pas que le marché qui doit dicter nos choix de société. En affirmant que les scientifiques n’ont pas de parti pris, certains pensent pouvoir s’extraire de la société civile, se laisser transporter par la main invisible du marché. C’est une autre illusion « libérale » qui profite directement à l’économie triomphante.
En conclusion, il semble évident que journalistes et médias doivent faire preuve de rigueur dans le traitement des études. Ceux-ci ont tout à gagner à travailler main dans la main pour exprimer le Vrai. Même si nous partageons globalement cette expertise et entendons les avis de cet appel vibrant, l’assertion voulant que « la science ne saurait avoir de parti-pris » nous semble présomptueuse et profondément erronée. Car la science est avant tout bâtie sur l’intuition, le travail et les choix d’être-humains eux-mêmes conditionnés par l’économie, le statut et la structure. Et qu’à aucun moment, comme le démontre la sociologie, l’aspect humain ne saurait être éliminé de l’équation, même avec la plus grande rigueur, y compris dans le domaine scientifique. “Science sans conscience n’est que ruine de l’âme” disait Rabelais. De l’âme ? Peut-être pas, mais de notre Humanité, très certainement. Qui osera donc le dire : une science qui s’affirme sans parti-pris, c’est une science au service des marchés.
– Mr Mondialisation