Il y a un an, la journaliste scientifique Audrey Boehly enregistrait le podcast « Dernières Limites » qui donnait directement la parole aux scientifiques sur les plus grands enjeux écologiques de notre siècle. Des témoignages instructifs et précieux encore trop peu médiatisés au regard de l’urgence en cours, mais qui sont désormais disponibles au format papier grâce à la publication d’un livre éponyme aux éditions Rue de l’Échiquier. A cette occasion, retour avec Audrey Boehly sur notre condition environnementale.
« En 1972 paraissait un rapport scientifique qui fit l’effet d’une bombe : Les Limites à la croissance. Sous la direction de Dennis Meadows, des chercheurs du MIT révélaient déjà les conséquences dramatiques d’une croissance illimitée dans un monde fini ».
Ce rapport crucial, la journaliste scientifique Audrey Boehly – pourtant très au fait de la crise environnementale – confie en découvrir l’existence sur le tard. C’est un choc : pourquoi n’en a-t-elle pas eu connaissance avant ? Qu’est-ce qui a rendu les conclusions importantes de ces scientifiques si peu accessibles au public alors qu’elles sont disponibles depuis plus d’un demi-siècle et révèlent parfaitement les réalités écologiques que nous nous épuisons depuis lors à répéter en boucle ?
Aussi décide-t-elle de mener l’enquête sur ce rapport, sa réception, mais surtout, son actualité : « qu’en est-il aujourd’hui des différents scénarios d’effondrement annoncés dans ce rapport ? Quelles sont les perspectives pour le XXIe siècle ? Existe-t-il des solutions et des voies désirables pour concevoir un mode de vie soutenable, qui soit respectueux des limites planétaires ? ». Cinquante ans après, que reste-t-il de cette première alerte ?
Pour y répondre, d’abord en podcast, puis désormais dans un livre intitulé Dernière Limites : Apprendre à vivre dans un monde fini, Audrey Boehly s’est ainsi non seulement entretenue avec Dennis Meadows, au sujet des cinquante années écoulées et des décennies à venir, mais a aussi interrogé douze autres expertes et experts sur les douze enjeux les plus décisifs du siècle pour l’avenir des écosystèmes.
12 scientifiques parlent des 12 plus grands enjeux écologiques de notre temps
1. L’accueil réservé aux découvertes scientifiques, par l’économiste Gaël Giraud.
« Ce que fait le Rapport Meadows, c’est juste nous rappeler que le monde réel existe,et que si nous ne nous en occupons pas, nous aurons un retour de bâton extrêmement sévère. » – Gaël Giraud
Directeur de recherche au CNRS, Gaël Giraud revient – dans son analyse pour Audrey Boehly – sur l’accueil terrible réservé au rapport Meadows en 1972. Ce fut « un coup de tonnerre dans un ciel bleu » raconte l’expert, rappelant l’importance de la transmission des savoirs face à la puissance de la réactance rencontrée par les scientifiques à chaque crise de paradigme. Une première clef dans la compréhension de notre lenteur à agir. En effet, comment sortir de notre inertie si la recherche scientifique est sans cesse discréditée par le confusionnisme stratégique d’intérêts contraires (privés, industriels, financiers, systémiques,…) ?
2. Les limites de notre modèle agricole, avec l’agronome Marc Dufumier.
Passionné et sincèrement concerné, y compris sur le terrain, par l’avenir de nos sols et de leur vitalité, le professeur émérite à l’Agroparistech Marc Dufumier fait – auprès d’Audrey Boehly – non seulement état de la situation dramatique actuelle des terres, mais appelle avec vigueur à se réapproprier les savoir-faire paysans pour faire cesser cette « agriculture productiviste qui est aussi destructiviste ». Comment ? Entre autres en occupant de nouveau les territoires avec fierté pour les fertiliser collectivement grâce à l’agroécologie.
3. La raréfaction des ressources en eau, avec l’hydrogéologue Florence Habets.
Directrice de recherche au CNRS, météorologue de formation, Florence Habets travaille notamment sur les eaux souterraines. Son entretien avec l’autrice de Dernières Limites est probablement l’un des bilans les plus actuels, la crise de l’eau s’intensifiant d’une période estivale à l’autre, à grande vitesse, et la menace de la privatisation de ce bien commun grandissant chaque jour un peu plus.
4. L’érosion des ressources halieutiques, par l’océanographe Philippe Cury
Spécialiste de la pêche et directeur de recherche à l’IRD (Institut de recherche pour le développement), Philippe Cury est particulièrement sensible à la disparition de la faune et de la flore sous-marine, cette richesse sous-estimée qui est pourtant au cœur de notre écosystème terrestre. A l’origine de cette destruction ? Le réchauffement climatique, bien sûr, aux effets directs sur l’équilibre des courants océaniques, l’acidification des eaux dont l’impact sur les coraux est déjà visible, mais également la pêche industrielle.
5. La surexploitation du sable, à travers le géologue marin Éric Chaumillon
Professeur des universités en géologie marine et littorale à La Rochelle, Éric Chaumillon est attentif à la raréfaction de l’une des ressources les plus exploitées après l’eau : le sable. Employé pour construire toujours plus d’infrastructures et artificialiser nos sols, le sable est massivement recherché par l’industrie du bâtiment et des routes, au détriment invisibilisé de la stabilité des fonds marins d’où il est extrait. En effet, les grains de sable du désert n’étant pas assez « anguleux », les navires ne cessent de creuser plus loin et plus profond dans les mers pour obtenir cet or naturel, au point d’accélérer l’érosion des littoraux et la montée des eaux, mettant en péril les populations côtières vulnérables.
6. Le monde de l’après-pétrole, avec le directeur du Shift Project Matthieu Auzanneau
« Le déclin de la production mondiale de pétrole sera suffisamment rapide pour que l’on ressorte les fusils, mais pas assez pour nous prémunir contre le changement climatique » – Matthieu Auzanneau
Pétrole: Le déclin est proche (avec Hortense Chauvin) ou Or noir, la grande histoire du pétrole : Matthieu Auzanneau est l’auteur de nombreux textes d’alerte sur la fin d’un modèle basé sur le tout-pétrole, cette ressource épuisable qui avait mis des dizaines de millions d’années à se constituer à partir de la décomposition de matières organiques. L’extraire sans discontinuer depuis des dizaines d’années a représenté une atteinte irréversible à l’équilibre des sous-sols, et incarne aujourd’hui un fantasme reposant sur une spéculation mortifère hors-sol. Matthieu Auzanneau en explique chaque détail en réponse aux questions d’Audrey Boehly, lui qui est aujourd’hui à la tête du Shift Project, laboratoire d’idées consacré à la décarbonisation de nos sociétés.
7. Le changement climatique, grâce à la paléoclimatologue Valérie Masson-Delmotte
Plus nombreux qu’on ne le croit sont celles et ceux qui tombent dans le climatoscepticisme faute de mieux connaître la teneur des sciences du climat qui permettent, d’après nos biais, l’impensable : connaître les variations des cycles climatiques lointains et en déduire l’accélération en cours de ces phénomènes et la responsabilité des activités humaines dans cette dernière. Le CNRS rappelle : « Les paléoclimatologues explorent ce qui, dans l’environnement, garde en mémoire des indices climatiques : les récifs coralliens, les calottes glaciaires, les sédiments marins ou les spéléothèmes (dans une grotte, les spéléothèmes sont des dépôts minéraux précipités) ». Directrice de recherche au CEA et coprésidente du groupe nᵒ 1 du GIEC depuis 2015, Valérie Masson-Delmotte reprend ainsi le vrai du faux du climat à travers son expertise scientifique, passionnante.
8. Les pénuries de métaux, au côté de l’ingénieur Philippe Bihouix
Ingénieur centralien, spécialiste des ressources non renouvelables et promoteur des Low-tech, Philippe Bihouix souligne cette raréfaction méconnue du grand public qu’est celle des minerais, employés à grand frais pour nos technologies, comme le lithium pour les batteries de nos smartphones, ou nos voitures électriques. Avec Audrey Boehly, il expose les différents enjeux liés à ces mines et à la demande industrielle inconsciente qui pousse leur développement.
9. Les effets de l’Anthropocène sur la biodiversité, via l’écologue Sandra Lavorel
Ingénieure agronome de formation, Sandra Lavorel observe les changements des paysages et du fonctionnement des écosystèmes face aux changements globaux. Elle met notamment en exergue l’interdépendance des espèces et l’importance de ne pas perturber ces réseaux par nos activités démesurées. La lutte écologique ne se réduit pas au climat, mais également à tous les aspects liés de la biosphère, dont la biodiversité est le cœur. En effet, la chute extrêmement rapide de cette dernière a également un impact sur le climat, au-delà de la grande injustice qu’elle représente.
10. Le dépassement des limites planétaires : le chercheur Aurélien Boutaud
Docteur en sciences de la terre et de l’environnement, Aurélien Boutaud est consultant indépendant spécialisé dans l’accompagnement des politiques publiques. Il s’intéresse tout particulièrement au concept peu compris (car peu médiatisé) des limites planétaires que nous dépassons chaque année un peu plus tôt… Théorisé par une équipe internationale de 26 chercheurs en 2009 dans les revues scientifiques Nature et Ecology and Society, cette grille de lecture « entend fixer des seuils à l’échelle mondiale que l’humanité ne devrait pas dépasser afin de continuer à vivre dans des conditions favorables et préserver un écosystème sûr, autrement dit une certaine stabilité de la planète ». On observe aujourd’hui 9 limites : le changement climatique, l’érosion de la biodiversité, les perturbations globales du cycle de l’azote et du phosphore, les changements d’utilisation des sols, L’introduction de nouvelles substances, l’utilisation de l’eau douce, la dégradation de la couche d’ozone, l’augmentation des aérosols dans l’atmosphère et l’acidification des océans. Nous avons déjà franchi 6 de ces limites. L’entretien revient sur les conséquences de ces excès.
11. Les impacts migratoires et géopolitiques de la crise environnementale, par le politologue François Gemenne
Spécialiste de la gouvernance du climat et des migrations, directeur de l’Observatoire Hugo à l’université de Liège, enseignant à Sciences-Po et à la Sorbonne, François Gemenne revient pour Dernières Limites sur les enjeux géopolitiques et migratoires qui vont de pair avec la déstabilisation des écosystèmes et donc des habitats humains. Montée des eaux, sécheresses, pollutions, inondations,… les événements climatiques s’accentuent et génèrent déjà des déplacements d’urgence de populations vulnérables, sans compter que les tensions provoquées par les pénuries sont vouées à se transformer en guerres sous différentes formes, facteur supplémentaire de migrations. Ces réalités ne doivent pas autoriser la déshumanisation d’autrui, mais posent de véritables questions sur nos relations internationales et notre rapport à l’accueil – et à travers cette question, sur l’avenir de ce qui fait notre humanité.
12. La possibilité d’un autre modèle de société du point de vue de la sociologue Dominique Méda
Professeure de sociologie à Paris-Dauphine, philosophe et sociologue, Dominique Méda réfléchit aux possibilités d’émergence de sociétés alternatives, notamment à travers la connaissance approfondie des rouages complexes qui composent la machine dans laquelle nous vivons actuellement. Elle s’intéresse particulièrement à la place du travail dans nos modèles et à leur avenir dans un monde qu’il est impératif de rendre plus sobre. Dans ce livre, elle aborde les conditions de ces possibles, avec réalisme et optimisme à la fois.
La vue d’ensemble, avec la journaliste Audrey Boehly
Malgré des constats accablants, se dégage des entretiens de Dernières Limites un optimisme étonnant à l’échelle d’un changement global de société qui puisse être concret et total. Or, las de lutter à contre courant, beaucoup ces dernières années repensent leur dessein afin de préserver leur endurance : d’un but effectif qui était de « changer le monde » au niveau structurel, ils et elles sont parfois tentés de réduire leur combat à une résistance purement symbolique, ne cherchant plus la victoire définitive du monde vivant sur la méga-machine, mais celle des principes humains et empathiques au niveau local, voire personnel. Cette stratégie permet de se préserver face à l’ampleur du désastre et un fort sentiment de fatalité, et il est sain de voir en la défense de chaque morceau de dignité un but en soi. Mais peut-être en oublions-nous trop vite au passage que, sur plusieurs décennies, rien n’est encore écrit et qu’il n’est pas inenvisageable qu’un modèle alternatif total émerge d’espoirs plus ambitieux.
En ce sens, après des dizaines d’années de recherche qui les confrontent quotidiennement à l’observation fondée de notre marche mortifère inarrêtable : comment conserver un tel optimisme ?
Si l’objectif d’Audrey Boehly est avant tout « d’être réaliste face aux destructions provoquées par notre société industrielle et aux menaces existentielles qu’elles font peser sur l’humanité et le vivant », elle tient à rappeler quelques éléments centraux :
« On entend parfois que la situation serait sans espoir car il serait trop tard pour agir. Mes échanges avec les scientifiques disent le contraire, tout comme le dernier rapport du GIEC. Nous connaissons les solutions qui permettraient non pas de revenir en arrière, mais d’éviter le pire. La première chose à faire est de diminuer notre empreinte écologique pour revenir dans les limites planétaires, en réduisant nos émissions de gaz à effet de serre ainsi que notre consommation d’eau, de matériaux et de terres agricoles. Parallèlement, il est faut investir dans la régénération des écosystèmes (reforestation, agroécologie, développement des aires protégées etc.) dont les bénéfices systémiques vont bien au-delà du climat. Et nous avons la possibilité de mettre tout cela en oeuvre dès maintenant si nous en avons la volonté politique ».
Or, si la volonté politique est possible au sens citoyen du terme, au-delà des freins politiciens elle doit également faire face à la réactance, toujours vive face aux observations scientifiques qui contredisent les systèmes de société majoritaires. Mais que ce soit de la part du lobbyisme industriel, des décideurs politiques emportés dans des idéologies désuètes, des économistes aliénés par le prisme de leur discipline, ou de populations abandonnées dans leur transition sociale et qui finissent ainsi par développer un rejet légitime de l’écologie, voire une défiance : cette réactance semble s’accentuer à mesure que le consensus est établi sur notre fausse route collective.
Mais sur l’avenir du discours scientifique dans l’espace public et médiatique, la journaliste scientifique souhaite préciser : « Comme beaucoup je m’inquiète de la montée du climatoscepticisme alors même que les signes du changement climatique s’accumulent. Cette défiance vis-à-vis du constat scientifique est attisée par des politiciens opportunistes et des lobbys dont les intérêts sont menacés. Total savait pour le changement climatique dès les années 70 et a tout fait pour retarder l’action ! Elle est aussi conforté par un gouvernement qui n’écoute pas les scientifiques et persiste dans l’inaction. Voilà pourquoi il est si important que les médias et les citoyens relaient et amplifie la parole des scientifiques. C’est ce que j’ai voulu faire dans le podcast et le livre Dernières limites ».
Pour réaliser ce podcast, Audrey Boehly décide d’ailleurs, à l’époque, de quitter la rédaction de Sciences et Avenir afin de poursuivre son travail en tant qu’indépendante pour s’engager davantage. A cette occasion, elle rencontre des scientifiques de plus en plus conscients de la dimension éthique et politique de leur rôle au sein de la société. Ces parcours font inévitablement écho à cette jeunesse ingénieure qui a récemment décidé de « bifurquer » pour ne pas participer à la continuation de notre modèle de société dévorant. Bien évidemment, déserter ne suffit pas et ces femmes et ces hommes préparent donc en coulisses la riposte qui leur permettra d’utiliser leurs savoirs autrement.
La concernant, Audrey Boehly ne parlerait pas de riposte, mais plutôt d’action : « Chacun a de multiples moyens d’agir, comme ces étudiants qui refusent de faire partie du système pour bâtir une alternative, les citoyens qui ont bloqué l’AG de Total, les agriculteurs qui s’engagent dans l’agroécologie ou les scientifiques qui optent pour la désobéissance civile. Nous ne sommes pas réduits à l’impuissance, il est temps de nous réveiller ! ».
Mr Mondialisation remercie chaleureusement Audrey Boehly pour son temps, son engagement et son livre référence qui réunit la parole édifiante et cruciale de scientifiques passionnants : Dernières Limites, à se procurer aux éditions Rue de l’Échiquier ou en librairies indépendantes.
– S.H.
Les scientifiques en rebellion @Stefan Müller /Flickr