Au Pérou, au Honduras et au Brésil : trois femmes défendent corps et âme les droits humains des autochtones ainsi que leurs terres natales contre les intérêts dévastateurs de multinationales puissantes. Un combat de tous les jours mis en images par un film percutant : L’illusion de l’abondance, en première au 15eme festival Millenium. Présentation d’un regard inédit sur les coulisses de la destruction du vivant.
Elles s’appellent Máxima, Berta et Carolina. Trois femmes d’Amérique latine qui se battent au péril de leur vie, pour la vie. Leur lutte est quotidienne contre ces industriels qui s’imposent depuis des siècles sur leur territoire ancestral afin d’en exploiter les ressources, détruisant et épuisant au passage tous les écosystèmes alentours, impunément.
Deux cinéastes ont décidé de suivre ces trois militantes de l’ombre pour nous dévoiler la face cachée du modèle dont nous jouissons. Leurs noms ? Erika Gonzalez Ramirez et Matthieu Lietaert. Leur film : « L’illusion de l’abondance ».
En tournée dans plusieurs festivals du monde entier à partir du 28 mars, retour à cette occasion sur l’urgence de leur message, encore scandaleusement méprisé.
La situation en Amérique Latine est alarmante
L’Amérique latine est un vaste territoire aussi riche que complexe. Pour aborder au mieux ses divers enjeux, Erika Gonzalez Ramirez et Matthieu Lietaert confient s’être reposés sur deux livres : Les Veines Ouvertes de l’Amérique latine d’Eduardo Galeano (1971) et Les limites à la croissance, publié en 1972 par le Club de Rome.
Deux ouvrages qui se croisent autour d’un même problème : les écosystèmes latino-américains meurent depuis des siècles sous la coupe des industriels occidentaux et de leur soif de croissance infinie.
les écosystèmes latino-américains meurent depuis des siècles sous la coupe des industriels occidentaux et de leur soif de croissance infinie.
En effet, l’emprise des puissances étrangères sur ces terres remonte à la colonisation européenne du 16ème siècle, lorsque les conquistadors espagnols s’y installent à la poursuite de métaux précieux. La France, le Portugal et la Grande-Bretagne ne tardent pas à suivre et s’y établissent en vue de profiter, eux aussi, des ressources naturelles abondantes dont regorgent les reliefs du continent. Au 19ème siècle, les États-Unis s’y infiltrent également, en se mêlant de politique interne, afin de mieux se servir en matières premières pour leur propre développement thermo-industriel.
Exploitations des terres et des humains, expropriations, acculturation, déforestation par milliers d’hectares, destruction de la biodiversité, pollutions toxiques des eaux, de l’air, de la nourriture… : jusqu’à aujourd’hui encore, les pays d’Amérique latine sont spoliés par les intérêts étrangers sans aucune considération pour les locaux – humains et non-humains -, ni pour la flore, et pas davantage pour la dépendance de la vie sur Terre à ces espaces.
Le Pérou, par exemple, avec ses près de 25 000 espèces de plantes et 1 800 espèces d’oiseaux, accueille une des plus grandes biodiversité au monde. Mais l’exploitation minière y fait des ravages considérables. En témoigne la mine d’or de Yanacocha, qui est l’une des plus grandes mines à ciel ouvert du monde et dont les effets se sont traduits par une pollution importante de l’eau et des terres environnantes. La déforestation est également un problème important au Pérou, avec une perte de forêts estimée à 120 000 hectares annuels.
Le Honduras est quant à lui confronté à l’avancée de la disparition de ses forêts humides du fait de l’expansion de l’agriculture et de l’élevage. Selon l’Organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture, le Honduras a perdu environ 12 % de ses forêts entre 1990 et 2005, et de nouveau 11% entre 2010 et 2021…
En outre, la pollution ou l’assèchement des cours d’eau représente également un problème majeur dans le pays, en particulier dans les zones industrialisées, mais également par le biais des déchets plastiques remontés par les courants.
Enfin, le Brésil, plus grand pays d’Amérique latine composé d’une immense partie de la forêt amazonienne, est aujourd’hui menacé par de nombreuses industries dont celle de l’huile de palme. Selon le système d’observation par satellites DETER, l’année 2022 a connu les plus tristes records de déforestation en Amazonie avec 9 494 km² de végétation partie en fumée, pour 9 178 km² au cours de l’année 2021. En cause ? Une combinaison des facteurs précédents que sont l’exploitation minière, l’expansion de l’élevage, ainsi que de l’agriculture, notamment de soja destinée aux animaux européens afin de nourrir la demande en viande.
Máxima, Berta et Carolina : le cri du cœur de la biosphère colonisée
Face à ces conséquences encore actuelles du colonialisme idéologique, politique puis industriel des puissances occidentales, des femmes ont décidé de faire valoir leurs droits à la dignité, à la protection de leurs terres ainsi qu’à la réparation. Et ce, au sacrifice de leur sécurité :
Carolina, elle, vit dans la région minière de Minas Gerais, au Brésil. Elle est témoin en 2019 de la mort de 272 personnes suite à la rupture du barrage de déchets miniers à Brumadinho. Son but à présent ? Rendre justice aux victimes de ce désastre, comme aux écosystèmes souillés par cet écocide indéniable. Ecocide d’autant plus grave qu’il était évitable, puisque l’exploitant minier Vale s’est avéré indifférent aux défaillances qui lui étaient remontées. Ecocide d’autant plus grave qu’en 2016, lors d’une autre rupture de barrage, la même compagnie fit 17 morts et répandit ses boues toxiques sur 600km.
Máxima est une paysanne autochtone péruvienne voisine de la mine de Yanacocha. Une mine exploitée à 50% par la firme américaine Newmont Mining Corporation et soutenue par la Banque Mondiale. En projet d’extension, l’exploitation minière menace soudain la maison de Maxima. Et en 2011, alors qu’elle refuse l’expropriation, sa famille est violemment agressée chez elle par les forces de l’ordre qui incendient les lieux en partant. Máxima porte plainte, mais face à ces mastodontes, elle perd, et est accusée en retour. Il faudra attendre des années de persévérance pour obtenir gain de cause, non sans traumatismes.
Quant à Berta, elle lutte contre les projets de barrages hydroéléctriques de la société Desarrollos Energéticos SA (DESA) en Honduras. Mais en 2016, elle est assassinée et c’est sa fille Bertita qui reprend désormais le flambeau : « L’assassinat et les arrestations arbitraires de citoyen∙ne∙s défenseurs∙euses de droits humains et de l’environnement sont monnaies courantes au Honduras. En 6 ans, 109 personnes sont mortes assassinées pour avoir lutté contre différents projets de ce type » précise Oxfam.
« L’illusion de l’abondance » raconte ainsi leurs combats contre différents industriels, au sein d’un modèle qui voue un culte à la croissance infinie bien plus qu’aux droits des vivants. Pourtant, pendant que dirigeants et décideurs, PDG et banques, gouvernements et élites financières, courent après cette fameuse abondance et continuent de nous emporter avec eux dans ce mythe d’éternité à travers l’éloge du consumérisme, notre espèce fonce droit dans le mur, emportant avec elle la biosphère, ainsi que toute conscience morale du monde.
« En 70 ans, avec la montée du consumérisme, nous avons détruit la planète. Le changement climatique en est l’un des résultats. Il est important que nous fassions face à cette situation et que nous protégions ceux qui risquent leur vie en protégeant la nature » souligne le réalisateur Matthieu Lietaert auprès de Brennpunkt.
Maxima, Berta et Carolina sont des gardiennes de la nature péruvienne, hondurienne et brésilienne. Mais leur rébellion leur coûte terriblement, insiste le cinéaste : « Ce que nous constatons, c’est que l’exploitation minière et l’extractivisme sont plus importants et plus agressifs que jamais et dès que quelqu’un se lève pour protéger la nature (une rivière ou un territoire) ou pour protéger sa communauté, il est d’abord menacé, puis blessé et enfin tué. C’est un schéma qui se répète ».
Il poursuit pour Mr Mondialisation : « Ici, on nous demande de trier le papier, le plastique et le métal. Or, chaque année 200+ défenseur.es de l’environnement qui résistent sérieusement sont tué.es sur notre planète. Plus de 1000 blessé.es ou menacé.es. 2/3 uniquement en Amérique latine, raison pour laquelle le film se concentre sur ce continent ».
Les femmes sont d’autant plus visées que l’idéologie patriarcale constitutive de nos sociétés accentue d’un même geste la frénésie de l’appropriation du monde par la force, que la volonté d’emprise sur les femmes, leurs corps et leurs voix. Un rapport de domination qui n’empêche pas ces dernières d’être très représentées au sein des luttes de terrain, dans les lieux collectifs et solidaires, entre autres par la transmission des savoir-faire, de la culture locale et de ses philosophies.
Un message féministe à entendre
« Les femmes nous envoient des messages d’alerte très clairs et très forts : cette idéologie de domination masculine nous conduit dans le mur. Notre film écoute donc les voix de ces femmes ».
La réalisatrice Erika Gonzalez Ramirez vient d’Amérique latine, ce qui lui a permis d’évoluer dans un contraste culturel et environnemental unique, tout en côtoyant cependant la faim, la corruption et la misère. Pourquoi sa région ne se sort-elle pas de cette tension ? se demande-t-elle en grandissant. C’est que le problème est global, il dépasse son paysage natal et se niche plus largement dans les structures du modèle économique mondial. Elle le résume ainsi pour la CIDSE :
« Les « ennemis », les multinationales dans ces cas, surgissent et divisent les communautés ; ils vont devant les tribunaux avec une armée d’avocats si nécessaire et, si la lutte est très grande, ils sont prêts à tuer. Avec notre film, nous voulons montrer tout cela et faire comprendre au public que nous avons choisi le Pérou, le Honduras et le Brésil, mais que tous les défenseurs de la terre dans le monde vivent la même situation. Nous voulons montrer qu’il existe une manière systémique d’agir pour les multinationales »
Féministe, Erika insiste sur la place des femmes dans l’écologie profonde et notamment l’injustice dont elles sont encore victimes, possédant moins de 20% des terres dans le monde tandis qu’elles représentent la moitié de l’espèce humaine, mais surtout qu’elles se trouvent à l’avant-garde de la résistance s’agissant de protéger la planète. Quant aux défis qu’elles doivent relever pour se faire entendre, en plus d’être un danger permanent sur le plan citoyen, ils sont semés d’infantilisation, de décrédibilisation, de mutisme et de moqueries.
Un film à voir, en tournée dans le monde
Mêlant écologie décoloniale, anticapitaliste et féministe, le documentaire « L’illusion de l’abondance » nous plonge au cœur d’une lutte profonde et concrète contre les manifestations les plus palpables de la destruction du vivant : celles des abus industriels. Comme d’autres dans le monde, trois femmes ont décidé de résister directement là où le réel est fracturé, mais comme d’autres aussi, leur vie en est sacrifiée.
Ce sont ces combats, et ceux d’autres activistes du climat en toile de fond, qui sont racontés dans ce film poignant, sélectionné dans plusieurs festivals et soutenu par plus de 20 ONGs internationales, dont Oxfam Belgique. Ce 28 mars, l’avant-première au festival Millenium (Belgique) annoncera le début d’une tournée de projections de deux ans, dans une trentaine de pays. Mais à partir du 29 Mars, il sera disponible en VOD en Belgique, puis en France après la tournée des salles.
Et puisque l’on doit atteindre nos décideurs ici, où tout démarre, et non pas à l’abri de leurs regards : le documentaire sera aussi diffusé à l’Assemblée Nationale le 11 avril 2023….Puis à l’ONU, au parlement Belge, autrichien, celui de l’UE, ou encore à la COP15 à Montréal. Autant de sommets et lieux de pouvoir qu’il faut pouvoir secouer en marge de la lutte juridique et de terrain.
Le but ? Sans excès d’idéalisme : obtenir la création d’un cadre contraignant avec obligations et sanctions sur la chaîne de production internationale des entreprises, avec une traçabilité et responsabilité clairement établie s’il y a investissement, commerce et profit. Un socle qui aiderait bien plus qu’on ne le pense la lutte des David contre Goliath à travers le monde.
– S.H.
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