Le jeune auteur de bande-dessinée Mathieu Bablet expose dans son dernier ouvrage, Shangri-la, une société dans laquelle la consommation a été élevée au rang de culte. Grâce à la science-fiction, il nous propose une critique acerbe du monde moderne et de ses dérives technocratiques sur fond d’images à couper le souffle. La réalité rattrape t-elle déjà la science-fiction ? Interview.
Synopsis : Ce qu’il reste de l’humanité vit à bord d’une station spatiale autour d’une terre devenue hostile. La station est dirigée par une multinationale à laquelle est voué un véritable culte : Tianzhu enterprise. Alors que certains habitants cherchent à se sortir d’un système uniquement tourné vers la consommation, d’autres mettent en place un programme pour coloniser Shangri-la, la région la plus hospitalière de Titan, afin d’y implanter une nouvelle espèce humaine.
Mr Mondialisation : Dans Shangri-la, vous décrivez une dictature « molle », dans laquelle la consommation est devenue le principal outil de contrôle des masses, ce contre quoi une poignée de rebelles tentent de résister. Qu’est ce qui vous a inspiré ce scénario ?
Mathieu Bablet : À l’origine de Shangri-la, il y avait l’envie de m’inscrire dans cet héritage des récits de science-fiction dystopiques comme 1984, Le meilleur des mondes, Fahrenheit 451, etc. Parce que pour moi, la science fiction est le genre le plus pertinent quand il s’agit de parler de l’Homme et de notre société. Et c’est ce qui donne tout son sens à l’anticipation dans un récit : la possibilité de prendre du recul sur notre propre présent en proposant un futur qui en découle, avec toutes ses réussites et bien souvent, ses échecs. Mais a contrario des récits cités plus haut, dont le cadre est celui d’un totalitarisme répressif et qui s’encrent dans l’histoire de l’époque à laquelle ils ont été écrits – avec comme point d’orgue les régimes autoritaires de la seconde guerre mondiale et l’affrontement des deux blocs pendant la guerre froide – ici, j’ai voulu imaginer un totalitarisme qui, finalement, marchait.
En effet, le problème d’imposer par la force un régime autoritaire, c’est qu’il y a forcément une forme de résistance de la population qui en découle. Or quel est le totalitarisme qui réussit, sinon celui qui est plébiscité par la population ? Ce qui m’a inspiré cette « mise à jour » de la vision du totalitarisme, c’est tout simplement le monde dans lequel on vit, fait d’un communautarisme exacerbé par les pouvoirs politiques, de citoyens qui préfèrent faire des concessions sur leur liberté au profit de plus de sécurité et d’une hyperconsommation qui tend à uniformiser nos goûts pour qu’ils ressemblent le plus à ceux de notre voisin. On obtient ainsi un contrôle de masse efficace, sans effusion de sang direct.
C’est parce que tous ces sujets sont autant présents aujourd’hui qu’il paraissait évident de les traiter dans leur ensemble, comme tous interdépendants les uns des autres.
Mr Mondialisation : Est-ce la première fois que vous abordez ces thèmes dans vos œuvres ?
Mathieu Bablet : Mes précédentes œuvres n’étaient pas aussi politiques. Comme dit plus haut, les sujets évoqués dans Shangri-la sont des sujets dont on nous parle tous les jours, et les réseaux sociaux nous poussent à avoir une opinion sur ces sujets. Le monde se politise à mesure des clivages de plus en plus extrêmes, des opinions de plus en plus tranchées.
Mr Mondialisation : De nombreux sujets traités dans cet ouvrage raisonnent donc avec des problématiques politiques et sociales très actuelles. Comment la fiction vous aide t-elle à traiter des sujets aussi clivants ?
Mathieu Bablet : Tout l’intérêt de la fiction est justement de pouvoir être très frontal sur les problématiques actuelles. L’univers futuriste n’est que le décorum d’une critique de nos modes de vies. Pour autant, j’ai essayé de ne pas prendre foncièrement position pour tel ou tel parti dans l’histoire, car je pense que c’est ce qui permet justement de passer de la fable clivante à un récit qui suscite le questionnement. J’ai voulu montrer les limites de chaque système et permettre à chaque camp de se justifier de manière crédible. Parce que je n’ai pas de réponse définitive à apporter à la situation non plus. Je suis plutôt comme le personnage principal, perdu entre toutes ces notions compliquées, ces choix difficiles à faire, ces remises en question permanentes.
Mr Mondialisation : Quelle est cette part de « vrai » dans ce que vous dessinez ?
Mathieu Bablet : Je dessine avec beaucoup de documentation. D’autant plus dans Shangri-la, qui s’inscrit dans ce que l’on appelle la hard science, à savoir une science fiction qui se veut réaliste. Même s’il y a des vaisseaux spatiaux et des robots, tous les designs, de la station USS Tianzhu au vaisseau Delacroix, sont fortement inspirés de l’ISS et des satellites qui sont utilisés actuellement.
Pour les intérieurs, je me suis beaucoup inspiré des mall géants (centre commerciaux. ndll) qu’on trouve aux USA ou en Asie et de la vie souterraine dans le métro, pour avoir un côté un peu asphyxiant, où la lumière du soleil ne perce jamais. Je jongle entre images trouvées sur internet et photos de voyages pour me constituer une banque de visuels en amont du projet et à laquelle je pourrai me référer tout au long de la production.
Mr Mondialisation : En vous lisant, on a le sentiment que le monde d’aujourd’hui vous fait peur. Craignez-vous le pire pour l’avenir ?
Mathieu Bablet : Oui, forcément un peu. C’est surtout le sentiment d’injustice que je ressens, et qui je pense est symptomatique d’une génération qui vit avec le poids d’un système qu’il sait en bout de course. Avec la communication globale qui permet à tout un chacun d’être au courant de tout ce qu’il se passe dans le monde, les inégalités n’ont jamais été aussi perceptibles, la légitimité des puissants aussi discutable, les lois capitalistes aussi déshumanisantes. On a le sentiment qu’on ne va pas dans la bonne direction, qu’il ne faudrait pas grand-chose pour rééquilibrer la balance, mais aussi que rien ne sera probablement fait en ce sens, ce qui donne un goût amer aux années à venir.
Même si Shangri-la se montre assez cynique à ce niveau-là, se voulant « jusqueboutiste » dans sa proposition, je suis personnellement de plus en plus enclin à me tourner vers les initiatives citoyennes et les prises de positions à l’échelle locale. Je suis persuadé que l’engagement de chacun changera durablement les choses. Ça sera sûrement très long voire trop tard, mais c’est le mieux que l’on puisse faire aujourd’hui.
Mr Mondialisation : Pensez-vous aborder à nouveaux ces thématiques dans vos prochaines œuvres ?
Mathieu Bablet : Les thématiques sociales me passionnent dans tous les cas et seront présentes dans mes œuvres futures. Je pense avoir fait le tour du consumérisme de masse, ou en tout cas de ce que j’avais à en dire, mais il y a encore tout un tas de sujets que j’ai envie d’aborder, notamment la robotique, les I.A. et leurs conséquences sur notre quotidien, que je développerai dans ma prochaine BD.
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