Dans les années 80, pour répondre aux effets d’une industrialisation massive ayant engendré l’engorgement néfaste de la région Rhône-Alpes, l’idée de créer une ligne ferroviaire à grande vitesse, la Transalpine, voit le jour, portée par le maire de Chambéry de l’époque et ancien Ministre des transports : Louis Besson. Projet ambitieux, cette voie, en complément des TER déjà existants, se veut transporter fret et voyageurs de Lyon à Turin (Italie) en un temps record et en grand nombre. Mais le Lyon-Turin est aussi une aberration écologique et sociale contre laquelle se dressent des locaux et collectifs depuis plus de 30 ans. Un dossier complexe, mais symbolique de notre temps : reportage sur le terrain. 

37,9 km sur les 57,5 km que comportera le tunnel double tube de base auraient déjà été creusés au creux de la montagne transfrontalière, selon le maître d’oeuvre franco-italien TELT (Tunnel Euralpin Lyon Turin) également chargé de l’interconnexion avec les gares et lignes déjà existantes sur le tracé du Lyon-Turin. D’après les locaux, seulement une dizaine de kilomètres auraient réellement déjà été forés. Sur place, cette nouvelle ligne en construction apparaît surtout comme un écocide profondément antidémocratique devenu obsolète et inutile, semant la colère et la désolation parmi ses opposants.

Le week-end du 17 juin, un rassemblement en Savoie, dans la vallée de la Maurienne, est donc organisé par différents mouvements de lutte contre l’accaparement des ressources et l’artificialisation des sols, dont les Soulèvements de la terre. L’occasion pour le collectif Non au Lyon-Turin, porté par l’association Vivre et agir en Maurienne, d’informer et mobiliser la population locale aux enjeux de ce projet inutile et criminel, lancé en 1990. Immersion au cœur de ce mouvement d’opposition.

Aux origines du projet

Dès 1983 les estimations de circulation des marchandises entre la France et l’Italie avançaient une saturation dès 2012 sur la ligne ferroviaire déjà existante, qui passerait de 10 millions de tonnes à 24,1 millions de tonnes d’ici 2025  (source : Rapport ministériel « Liaison ferroviaire Lyon – Turin, Examen de nouvelles sources de financement pour les travaux de la section transfrontalière », 2015). A cette époque, le projet pharaonique du TGV Lyon-Turin semblait donc avoir toute son importance pour limiter l’engorgement de la vallée et la pollution relative au transport par camion sur la route qui la traverse. Cependant, bien loin de la saturation annoncée, la ligne existante n’est utilisée qu’à moins de 20% de sa capacité. 

En effet, en 1992, la construction de l’autoroute en prévision des Jeux Olympiques d’Albertville, devait également permettre aux camions de marchandises de rejoindre le tunnel du Fréjus et la vallée de Suse en Italie. 2003, nouveau projet d’ampleur censé inciter les entreprises à se servir du fret : l’installation à Aiton aux portes de la Maurienne d’un terminal inter-modal créant le lien entre routiers et lignes ferroviaires, largement sous-utilisé. 

Ces initiatives sont peu suivies car, en effet, aujourd’hui, 92% de la circulation des poids lourds se fait par la route qui traverse les villages. Et pour cause, le montant de l’amende en cas de contrôle sur la nationale est moindre que le prix de passage par l’autoroute. A noter qu’au quatrième trimestre 2021, d’après le site du Ministère de la transition écologique et de la cohésion des territoires : les prix du transport ferroviaire augmentaient encore de 1,6% après +2,2% au trimestre précédent, alors que ceux du transport routier restaient stables. Le compte, pour les industriels, est vite fait…

Présenté comme un maillon du corridor méditerranéen du réseau de transport européen, ce ne sont donc en tout pas moins de 270 km de ligne, dédiées au fret et au transport de voyageurs qui relient Lyon à Turin. 70% en France, le reste en Italie. Et dont, à présent, un tunnel long de 57,5 km à double tube percé dans des profondeurs géologiques atteignant les 2000 mètres dans la montagne transfrontalière entre Saint Jean de Maurienne et Suse, orchestrés par le promoteur franco-italien TELT.

Entrée du tunnel à Saint-Julien-Mont-Denis (en bas à gauche), à 6km de Saint-Jean-de-Maurienne @JessicaCombat

Un immense chantier auquel s’ajoute la transformation des gares, la création d’interconnexions avec la ligne existante, de grandes zones de déblais devant accueillir des tonnes de roches et de gravats, des plateformes de stockage d’engins et matériaux, aménagement de puits de ventilation, etc…

TELT envisage ainsi d’ici 2024 d’assurer les travaux de forage du tunnelier 24h/24. Une fois arrivé aux 500 premiers mètres, le recours à l’utilisation d’explosifs continuera l’agrandissement. Des travaux vertigineux qui devraient permettre aux quelques 4,5 millions de poids lourds et voyageurs annuels de gagner une heure de trajet sur le tracé originel.

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Aussi, ce projet faramineux est-il vendu non seulement comme nécessaire, mais également, dès son lancement, comme un enjeu à visée environnementale et sociale, avec la promesse d’une diminution drastique des nuisances pour les locaux, mais avec aussi avec l’argument quasi imparable de la création d’emplois.

A contre-sens sur la voie de la résilience

Villarodin avant les travaux de la ligne ferroviaire @Vivre et agir en Maurienne (partagé avec toutes autorisations)

Depuis le début du gros œuvre, une vingtaine de sources ont déjà été taries ou ont vu leur débit baisser sur six communes. Les fontaines des villages ne coulent plus, l’Arc qui serpente du haut de Saint Jean de Maurienne à Aiton ne ressemble plus à ce qu’il était, asséché par le tunnel qui siphonne, par des captages, les zones protégées, rappelle Reporterre

D’après TELT, chaque année le tunnel devrait drainer l’eau potable équivalente aux besoins d’un million de personnes.

Concernant la qualité de l’air, le constat n’en est pas moins effarant. Le rejet en CO2 du seul tunnel de base atteindrait les 10 millions de tonnes :

« La Cour des comptes européenne analyse qu’il faudrait 50 ans pour équilibrer le bilan carbone du tunnel de base avec un report modal maximal du fret vers le rail. Cette perspective est incompatible avec l’urgence de réduction des gaz à effets de serre de 55% d’ici à 2030, votée par 27 chefs d’États de l’UE le 11 décembre 2020 » lit-on sur un des tracts publiés par le collectif Non au Lyon-Turin.

Ce projet porté par une entreprise aux projets délétères éhontés a atteint son paroxysme et ses effets sur le paysage, la faune et la flore, ne sont plus à démontrer ; de même que l’évidence d’une instabilité des sous-sols désormais abîmés.  

Après l’engouement, la désillusion

Villarodin en chantier
Villarodin en chantier @Vivre et agir en Maurienne (partagé avec toutes autorisations)

Trahison, c’est le sentiment que beaucoup ressentent. On leur a fait miroiter une idée ancrée dans la modernité et les besoins de la région, pourtant la réalité est tout autre : les nécessités ne sont plus les mêmes, le trafic ayant fortement diminué depuis trente ans. La prévalence écologique étant devenue plus importante ces dernières années, les questionnements et prises de positions ne sont plus en faveur d’une croissance immodérée, mais plutôt dans le sens d’un ralentissement, d’une prise de conscience globale, d’une lecture systémique des problématiques environnementales.

En ce sens, le collectif d’opposition NoTav (No Treno ad alta velocità) se mobilise en Italie depuis le milieu des années 90, suivit par Non au Lyon Turin. Plus récemment, les associations et collectifs de lutte contre l’artificialisation des sols, mais aussi toutes celles et ceux qui voient d’un très mauvais œil les changements induits par le chantier, se joignent au mouvement qui prend désormais une ampleur internationale.

Face à la colère grandissante des riverains et activistes écologistes, le collectif NoTav organisait le dimanche 16 avril dernier une convergence festive à Saint Jean de Maurienne. Au programme: rencontres, tables d’échanges et de propositions, concert, projection de film, croziflette, partages d’idées et visites des différents lieux de chantier entre Villargondran et Villarodin.

Carte du tracé Lyon-Turin @LaTransalpine

Sous les sommets enneigés de ce début de printemps, ce sont 200 personnes qui se sont donc rassemblées dans le but de trouver des solutions, de mettre en lien leurs idées, et ainsi de préparer une offensive à ce grand projet écocide et inutile. Pour une large majorité composée de retraités, ou presque, venus défendre leurs terres, la vision de la Maurienne devenue la proie d’une industrialisation rurale de masse leur fait prendre des couleurs d’activistes. Ils veulent se battre, se défendre, trouver des alternatives, lancer des alertes, informer le plus grand nombre.

Immersion au cœur de la résistance

Marche No Tav 25 Février 2012 @Collettivo Politico Scienze Politiche/Flickr

Fils, filles, petits-enfants de combattants, les mauriennais ont à cœur de rendre ses lettres de noblesse à une vallée qui a connu et prit part à la résistance lors des deux guerres mondiales.

«Les montagnes se soulèvent pour faire dérailler le Lyon-Turin» lance un des organisateurs de la journée d’opposition. 

Les débats peuvent commencer.

Sur la première table, l’idée est de réfléchir à « quels moyens déployer pour mener à bien nos actions », auxquelles viennent répondre quelques voix, timides dans un premier temps, puis de plus en plus soutenues et convaincues. « Il faut s’appuyer sur des actions qui ont déjà été menées, je pense à Notre-Dame des Landes, à Sainte-Soline, aux ZAD, nous devons capitaliser sur leurs expériences », « les Soulèvements de la terre sont essentiels, seul on ne pourra pas faire grand-chose, on peut mobiliser du monde, de partout, créer un afflux de force ». D’autres se sentent totalement incompris par leur entourage sur ce sujet conflictuel ainsi que par les élus «qui ne voient que le profit. On sent qu’on les énerve». Un habitant du massif du Beaufortain se désole qu’il y ait tant de travail à faire pour informer la population qui ne se sent pas concernée par le projet, ni par les impacts environnementaux prodigieusement délétères. Et d’ajouter «nous créons des structures, avec des animations, des ciné-débats, nous recherchons des intervenants, pour nous aider à mobiliser et motiver».

Le bilan est là : fédérer, informer lors d’assemblées générales, miser sur une grande communication en interne, dans les milieux associatifs, puis de manière plus globale.

La question suivante, à laquelle doivent prendre part les participants, concerne la communication : vers qui, comment ? Les réponses fusent «les réseaux sociaux, même si ce n’est pas de mon âge, sont un bon moyen de mettre en lien et de rendre l’information facile d’accès». «Nous devrions contacter des médias et des journalistes indépendants, massifier, élargir notre champ d’action, parce que nous sommes 40 000 en Maurienne, et nous n’arrêterons pas le train tout seul», ajoute un moniteur d’escalade.

L’aspect scientifique est mis sur la table, avec l’envie de faire participer des chercheurs qui se chargeraient de rédiger un communiqué. Mais il faudra aussi continuer à fédérer à plus grande échelle, au niveau associatif et politique, comme l’ont déjà fait Vivre et agir en Maurienne avec l’appui de quelques élus (lettre à destination d’Élisabeth Borne, Première Ministre, écrite par Daniel Ibanez, co-fondateur et co-organisateur des lanceurs d’alerte). 

«Comment pouvez-vous contrer les arguments des pro Transalpine?». Là encore, les réponses ne se font pas attendre, toutes et tous y étant confrontés quotidiennement. «Le projet est obsolète, les études sont trop anciennes et de fait, caduc!», «TELT achète les élus, ce n’est pas nouveau», «nous leur répondons que ce projet est inutile, nous leur exposons les chiffres. Ce qui est le plus parlant peut-être est lorsque nous évoquons les 30 milliards de budget du projet…». Un activiste de la première heure s’insurge «La problématique est commune à tout le monde, la question de l’eau va nous tomber dessus, peu importe qui on est, il faut leur montrer qu’en détruisant les sols, les terres agricoles, les sources, ce n’est pas seulement la Maurienne qui est touchée, l’impact du projet est bien plus vaste que ça».

Villarodin avant @Vivre et agir en Maurienne (partagé avec toutes autorisations)

Force est de constater que toutes ces idées mises bout à bout peuvent engager un changement, si tant est que la persuasion atteigne les sommets. Un bilan carbone cauchemardesque, une politique des transports incompréhensible, un budget hors norme qui pourrait servir à revaloriser les lignes déjà existantes avec ces 200 millions d’euros détournés du ferroviaire de base pour les «besoins» du projet,… la liste des griefs est longue. Car des solutions, il y en a. Les prises de parole vont de la désobéissance civile à l’occupation des gares, en passant par les rassemblements festifs, dans lesquels interviendraient des portes-paroles formés, ou bien des scientifiques.

C’est cependant : suivre un convoi de fret, médiatiser la marche et établir des mini ZAD sur tout le tracé – à l’image de la ZAD de la Cassine organisée à Chambéry en 2014 pour marquer l’opposition à la destruction des jardins et habitations locaux au profit de la mise en place d’un pôle d’affaires affrété au Lyon-Turin – qui a été retenu comme l’une des réponses la plus efficace.

«Sans mot dire on vend notre terre» (Yann Fiard «Elle est belle la Maurienne»)

Destination Villargondran à quelques minutes de St Jean de Maurienne. Arrivés dans un «virollion» de montagne, un balcon bordé d’arbres en bourgeons nous offre une vue imprenable sur … un véritable désastre. Tout le bas de la vallée est gris, morne, dévasté. Le chantier s’étale sur des kilomètres. Les cœurs sont lourds, les gorges serrées, les ventres noués. Ce sont nos racines qu’ils ont bétonnées. 

«Une rivière dans le béton», «il n’y a plus d’eau dedans», «en face, c’est la commune de Saint Julien Montdenis, vous voyez la ligne existante là, c’est la ligne actuelle, la ligne TGV passera contre ce grand mur-ci. On voit un ouvrage en béton de l’autre côté, c’est le saute mouton, la ligne passera par dessus», annonce le propriétaire d’une scierie à l’accent mauriennais bien prononcé, avant d’ajouter «1,9 Millions de mètres cubes de déblais vont être stockés dans la zone, là», une dame avance qu’elle a calculé «en nombre de pyramides cela équivaudrait à quinze pyramides de Khéops»…

«Vous voyez quatre silos à gauche, ce sont des silos de gypse, il y a une carrière de l’autre côté de Saint Jean. Le gypse est utilisé pour fabriquer du béton et du ciment». En effet, la Maurienne est également dévastée par les carrières de ces minerais spécifiques au BTP que sont la gypse et l’anhydrite. La prochaine s’étendra sur 1031 hectares classés en Zone Spéciale de Carrière.

Forêts, bois, terres agricoles, hameau détruit, un lourd projet écocide, encore, et contre lequel il nous faut se battre, ensemble, espèrent les habitants.

Fédérer, entrer en résistance, ensemble

Le point commun entre toutes ces personnes présentes en ce froid dimanche d’avril réside dans leur envie de ne faire qu’un, avec l’autre, avec leur environnement. Préserver, lutter, combattre des projets néfastes intelligemment. Alors que les politiques et les médias tentent par tous les moyens de faire passer leurs termes d’éco-terroriste ou encore de terrorisme intellectuel à grands renforts de propagande policière et de greenwashing, l’urgence écologique rassemble et fait naître les plus précieuses des idées.

Ils sont nombreux à se dire prêts à s’armer de bienveillance pour entreprendre une stratégie de communication positive. Certains se sentent malgré tout contraints d’imaginer une suite à la Sainte Soline, «nous devons nous y préparer», de penser coordination efficace et discrète, de former une équipe de médics, parce que la menace rôde, la répression n’a jamais été aussi présente, dangereuse et effrayante. 

– Jessica Combet


Photo de couverture @/flickr

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