Le PIB et ses corollaires, le PIB par habitant et le taux de croissance économique, dominent l’imaginaire des politiques publiques alors qu’ils sont fondés sur au moins une croyance fausse, la croyance que dans un monde fini l’augmentation de la richesse matérielle peut être sans fin. Par quoi remplacer le PIB (produit intérieur brut) comme indicateur phare des politiques publiques ? Pour répondre à cette question, Issaka Dialga, Coralie Vennin et moi-même, Renaud Gaucher, posons une autre question : qu’est-ce qui est réellement important pour moi, pour ma vie ? Nous avons apporté notre réponse à cette question et proposons à partir de celle-ci un nouvel indicateur dont nous espérons qu’il rejoindra vos aspirations profondes : l’indicateur de vie heureuse, longue et soutenable. Cet article présente le contenu précis de l’indicateur qui par ailleurs fait l’objet d’un article scientifique.
Les indicateurs sont essentiels dans l’évaluation et la construction des politiques publiques. Sans indicateur, il est difficile de savoir où l’on en est, même si aucun indicateur n’est jamais parfait. Certains indicateurs sont plus importants que d’autres. Les États et autres autorités les mettent au cœur de leurs politiques publiques, les hommes et femmes politiques en parlent, ainsi que les médias.
D’où vient la puissance du PIB ?
L’un des indicateurs les plus puissants aujourd’hui, si ce n’est le plus puissant, est le PIB (Produit Intérieur Brut) accompagné de ses corollaires, le PIB par habitant et le taux de croissance. Le PIB représente la richesse produite par un pays. Plus un pays a un PIB important, plus il est puissant. Plus le PIB par habitant est important, plus les habitants du pays sont, en moyenne, riches. Le taux de croissance est le rythme auquel le PIB s’accroît ou décroît.
Le PIB et ses corollaires ont envahi les imaginaires et s’ils ont envahi les imaginaires, au-delà même du confort qui est associé au fait d’avoir de l’argent pour vivre, c’est parce qu’ils sont fondés sur l’attrait de l’argent. Or l’attrait de l’argent est puissant, aussi bien au niveau de l’inconscient que de la biologie du cerveau[1]. Le psychanalyste Smiley Blanton[2] considérait que l’argent pouvait notamment être utilisé comme un moyen d’exprimer une volonté de puissance, comme un substitut à l’amour et comme un symbole de virilité. Pour le psychologue Henry Clay Lindgren[3], l’idée selon laquelle avoir un petit peu plus d’argent permet de résoudre ses problèmes est une illusion universelle. Il comparait cette idée à la légende du trésor qui sied au pied de l’arc-en-ciel. À mesure que l’on avance vers l’arc-en-ciel, celui-ci recule et jamais l’on n’arrive à son pied, car l’arc-en-ciel est un phénomène optique dont la position dépend de la position de l’observateur. Pour remplacer le PIB, il faut un indicateur qui soit plus « sexy » que lui, il faut un indicateur qui puisse parler aux aspirations les plus profondes, plus profondes que l’attrait de l’argent.
Une méthode pour remplacer le PIB
De nombreux indicateurs ont été développés avec l’objectif de proposer une autre philosophie que celle du PIB. Le plus connu est sans doute l’IDH (Indice de Développement Humain), qui mesure à la fois le niveau de richesse par habitant, le niveau de santé et le niveau d’éducation. À cette multitude de nouveaux indicateurs, il serait également possible d’ajouter une myriade de nouveaux indicateurs. Ainsi, avec seulement 10 indicateurs simples, il est mathématiquement possible de créer plus d’un millier d’indicateurs composites. Dès lors, en plus de la question du remplacement du PIB par un nouvel indicateur, se pose la question du choix de l’indicateur dans cette marée de nouveaux indicateurs.
Alors comment trouver le ou les meilleurs indicateurs à mettre au cœur des politiques publiques et remplacer ainsi le PIB et ses corollaires dans l’imaginaire collectif ? Nous avons considéré que le meilleur indicateur pour les politiques publiques répond à une question toute simple : qu’est-ce qui est réellement important pour moi pour ma vie ? Pour remplacer le PIB, il faut trouver des aspirations positives qui soient plus puissantes que l’attrait de l’argent, et l’intérêt de cette question est qu’elle porte sur la recherche de ce qui est essentiel pour nous-mêmes, dans nos vies.
Notre réponse est que ce qui est important pour nous pour notre vie est de vivre une vie heureuse, longue et soutenable, une vie soutenable étant une vie qui permet aux générations suivantes de vivre une vie aussi heureuse et longue que la nôtre. Nous avons construit un indicateur qui est en accord avec cette réponse en utilisant les méthodes statistiques de construction des indicateurs composites[4] et nous l’avons appelé l’indicateur de vie heureuse, longue et soutenable.
L’indicateur de vie heureuse, longue et soutenable
-Vie heureuse. Nous définissons le bonheur comme le fait d’aimer la vie que l’on mène[5]. Plus une personne aime la vie qu’elle mène, plus elle est heureuse. Plus une personne déteste la vie qu’elle mène, plus elle est malheureuse. Cette définition a de nombreux avantages. D’abord, cette définition est pertinente : nous préférons dans l’immense majorité aimer la vie que nous menons et, pour ceux d’entre nous qui avons des enfants, nous souhaitons aussi qu’ils aiment la vie qu’ils mènent. Ensuite, cette définition est simple, de telle sorte que chacun d’entre nous peut l’utiliser pour avoir plus d’influence sur sa propre vie et être plus heureux. Enfin, cette définition respecte la liberté de chacun en n’imposant pas une image de ce que doit être une vie heureuse. Il y a une mesure universelle de notre bonheur, mais ce qui fait que nous sommes ou pas heureux est individuel.
L’utilitarisme négatif est le fait de considérer qu’il y a un appel moral à réduire prioritairement la souffrance plutôt qu’à augmenter le bonheur de personnes déjà heureuses[6]. Comme nous sommes utilitaristes négatifs, nous avons donné plus de poids dans l’indicateur aux réponses des personnes malheureuses. Ainsi notre indicateur oriente les politiques publiques vers la réduction de la souffrance plutôt que l’augmentation du degré de bonheur des personnes déjà heureuses ou très heureuses.
Au passage, pour ceux qui douteraient de l’intérêt d’introduire le bonheur dans les politiques publiques, qu’ils sachent juste que le seul fait de naître dans tel ou tel pays fait que l’on part dans la vie avec une bonne base pour être heureux… ou une bonne base pour être malheureux. La qualité des politiques publiques est le premier déterminant du bonheur[7].
-Vie longue. Habituellement, les indicateurs composites qui veulent prendre en compte la durée de vie utilisent l’espérance de vie à la naissance. Nous avons choisi une tout autre mesure, peu connue, les Années Potentielles de Vie Perdues (APVP)[8]. Cet indicateur simple a la caractéristique de donner un surpoids aux morts précoces et plus la mort est précoce, plus ce surpoids est important. Dans cet indicateur, il y a un âge de référence, 70 ans pour l’OCDE. Si une personne meurt à 70 ans ou plus tard, il n’y a pas d’année potentielle de vie perdue. Si une personne meurt à 65 ans, il y a 5 années potentielles de vie perdues. Si une personne meurt à 20 ans, il y a 50 années potentielles de vie perdues. La mesure des années potentielles de vie perdues oriente donc les politiques publiques vers la réduction du nombre de morts précoces plutôt que vers l’augmentation de la durée de vie des personnes âgées. Cela signifie des politiques publiques orientées notamment vers la réduction des cancers des enfants, des accidents domestiques, des accidents de la route, des suicides, des accidents de travail, etc.
-Vie soutenable. La biocapacité est la capacité d’un territoire à produire des ressources naturelles et à absorber les déchets produits par les êtres humains. Cette biocapacité évolue d’année en année en raison notamment de la dégradation des écosystèmes par le réchauffement climatique. L’empreinte écologique, ce sont les ressources que les habitants d’un territoire prennent à ce territoire, pour leur consommation ou la consommation d’autres personnes. Nous avons mesuré la soutenabilité par le ratio biocapacité d’un pays sur empreinte écologique de ce pays. Si le ratio est inférieur à 1, alors l’empreinte écologique est supérieure à la biocapacité du pays, le pays consomme annuellement plus de ressources que ce que la nature produit. C’est une situation intenable dans le temps et qui met en danger la possibilité pour les générations futures, voire les générations présentes, à vivre une vie heureuse et longue. Si le ratio est égal ou supérieur à 1, alors le pays consomme annuellement moins de ressources que ce que la nature produit. Comme les calculs de la biocapacité et de l’empreinte écologique sont complexes, nous avons ajouté une marge de sécurité de 10%. Un pays est considéré comme étant dans une situation soutenable si son ratio de soutenabilité est égal ou supérieur à 1,1.
Une autre réponse est-elle possible ?
L’indicateur de vie heureuse, longue et soutenable est notre réponse à la question de savoir ce qui est réellement important pour nous dans nos vies et nous pensons que c’est la meilleure réponse. Il est cependant possible de proposer d’autres réponses. N’importe qui peut se poser la question et donner sa réponse personnelle. Vous pouvez vous poser cette question, donner votre réponse personnelle et créer votre propre indicateur. Une commune, une région ou un État peut poser cette question à ses habitants et construire son propre indicateur à partir de leurs réponses.
Il y a cependant plusieurs contraintes, outre les contraintes dans la construction statistique de l’indicateur. D’abord, il faut répondre à la question par un ou plusieurs buts ultimes. Les buts ultimes ne sont pas des moyens ou des objectifs secondaires. Ce sont des buts tellement importants qu’ils surpassent les autres buts. Ensuite, les buts ultimes doivent avoir un chevauchement minimum. Imaginons que le sens à la vie soit choisi comme but ultime avec le fait d’aimer la vie que l’on mène. En fait, si le sens à la vie est important pour une personne et que sa vie a beaucoup de sens pour elle-même, alors il serait normal que cela participe à lui faire aimer la vie qu’elle mène, donc faire du sens à la vie un des buts ultimes serait inutile. Enfin, il faut que les buts ultimes soient mesurables. Il y a une différence fondamentale entre philosophes et chercheurs. Pour les philosophes, il est important qu’un concept soit défini du mieux possible ; pour les chercheurs, en tout cas les quantitativistes comme moi, il convient que le concept puisse aboutir à une collecte de données parce qu’on veut sortir des discussions sans fin et parce qu’on ne prend en compte que ce que l’on mesure.
L’indicateur de vie heureuse, longue et soutenable est notre proposition pour remplacer le PIB. Qu’en pensez-vous ? Trouvez-vous cet indicateur en accord avec vos aspirations profondes ? Le trouvez-vous plus sexy que le PIB et ses corollaires ? Auriez-vous répondu la même chose à la question de savoir ce qui est important pour vous dans votre vie ? Où auriez-vous mis d’autres buts ultimes en valeur ?
Renaud Gaucher
N.B. Comme l’indicateur de vie heureuse, longue et soutenable a fait l’objet de l’écriture d’un article scientifique (en cours de soumission), son élaboration a suivi les étapes de la construction d’un indicateur composite : normalisation, agrégation, robustesse. La normalisation des données permet de mettre sous une même échelle des données différentes. L’agrégation des données permet de rassembler différents indicateurs simples en un indicateur composite. L’étude de la robustesse permet de savoir si les résultats de l’indicateur varient peu d’une méthode de construction à une autre. Notre indicateur est robuste.
Notes
[1] Gaucher, R. (2011). Psychologie de l’argent et économie. Abolirons-nous la pauvreté dans les pays riches ? L’Harmattan.
[2] Blanton, S. (1978). Les masques de l’argent. Dans Bornemann, Psychanalyse de l’argent, Presses Universitaires de France.
[3] Lindgren, H.C. (1991). The psychology of money. Krieger Publishing Company.
[4] OECD & JRC. (2008). Handbook on constructing composite indicators: Methodology and user guide. OECD Publishing.
[5] Veenhoven, R. (1984). Conditions of Happiness. D.Reidel.
[6] Popper, K. R. (1952). The open society and its enemies. Routledge & Kegan Paul.
[7] Gaucher, R. (2012). Bonheur et politiques publiques. Une approche scientifique et un bout de programme pour l’élection présidentielle. L’Harmattan
[8] https://data.oecd.org/fr/healthstat/annees-potentielles-de-vie-perdues.htm#:~:text=Pour%20calculer%20les%20ann%C3%A9es%20potentielles,’OCDE%20sur%20la%20sant%C3%A9).
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