Le 8 août, les autorités gabonaises ont arrêté plusieurs personnes impliquées dans le trafic d’ivoire entre le Gabon et le Cameroun. C’est l’un des réseaux les plus anciens et importants du pays qui vient ainsi d’être interrompu. Pour ce vaste coup de filet, une aide de taille a été apportée par l’ONG belge Conservation Justice. Son directeur-fondateur, Luc Mathot, nous a donné plus de détails sur cette opération exceptionnelle.

Cette opération d’envergure a été menée conjointement du 8 au 10 août au Gabon par l’Antenne de la Police Judiciaire du Moyen-Ogooué, la Direction Provinciale des Eaux et Forêts de la même province et la Direction de la Lutte Contre le Braconnage.

Elle a été montée grâce à des renseignements obtenus par l’ONG Conservation Justice (dont nous vous avions déjà présenté les actions contre le trafic de faune et l’exploitation forestière illégale ayant conduit à l’arrestation de plus de 500 trafiquants).

Un vaste coup de filet 

Dans ce type d’affaires, la réactivité est primordiale. Renseignés sur la présence de trafiquants, les agents de la police judiciaire ont donc mis en place des barrages sur les routes dans la demi-heure suivant l’alerte de l’ONG pour effectuer des arrestations en flagrant délit.

Ce 8 août, ils ont ainsi pu interpeller un Gabonais d’origine camerounaise avec sa femme à Lambaréné. Son pick-up contenait 120 kilos d’ivoire dissimulés dans un compartiment spécialement aménagé sous la benne rehaussée du véhicule.

Comme nous l’a confié Luc Mathot, ce chargement aurait très bien pu passer inaperçu lors d’un contrôle de routine tant il était bien caché et invisible de l’extérieur du véhicule : « Même en sachant que le véhicule contenait des ivoires, ce fut très difficile de les trouver, il a fallu démonter une bonne partie de la benne. Et derrière le siège arrière du pick-up se trouvait une ouverture très bien cachée par laquelle les ivoires passaient. Et d’après les aveux récoltés, il y aurait plusieurs véhicules aménagés ainsi qui circulent pour ce réseau. »

L’ivoire dissimulé dans le pick-up. Crédit Photo ©Conservation Justice

Devant l’évidence, la personne interpellée a reconnu les faits. La cargaison d’ivoire aurait du rejoindre le Cameroun, puis de là – après un probable transit au Nigeria – être expédiée en Asie où se trouvent les principaux clients.

La quantité importante d’ivoire transportée montre l’envergure du réseau impliqué. A l’année, on estime que ce réseau en trafique plusieurs tonnes par an, depuis plusieurs années. Des centaines d’éléphants massacrés…

En plus de l’ivoire (19 pointes et 4 morceaux), les agents ont également saisi 18 munitions de grande chasse de calibre 458, près d’un million de francs CFA en espèces, des substances illicites et une carte de séjour expirée appartenant à un célèbre trafiquant d’ivoire camerounais. Ce trafiquant avait déjà été arrêté en 2020 avec 600 kilos d’ivoire mais fut seulement condamné à trois mois de prison au Cameroun où la législation est moins sévère qu’au Gabon (un appel contre lui est en cours).

Luc Mathot espère qu’il pourra être jugé au Gabon, mais pour cela « une collaboration entre le Gabon et le Cameroun doit être mise en œuvre. Le Gabon peut demander son extradition grâce à des conventions comme celle de la CEMAC (communauté économique et monétaire de l’Afrique centrale) prévoyant la coopération judiciaire. On espère qu’il y aura suffisamment d’éléments et de volonté des deux pays pour que les complices principaux – les organisateurs de ce réseau en fait – qui sont au Cameroun, soient ramenés et jugés au Gabon. Mais c’est vraiment une procédure judiciaire et internationale loin d’être simple, des aspects politiques et de corruption rentrant en jeu. »

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Crédit Photo ©Conservation Justice

L’individu au pick-up a également évoqué sa collaboration avec un autre trafiquant d’ivoire connu de la justice gabonaise et qui venait justement d’être arrêté pour d’autres motifs par les agents de la Direction Générale des Recherches de la Gendarmerie de la province du Moyen-Ogooué. Interrogé, ce deuxième trafiquant a également reconnu certains faits qui lui ont été reprochés.

Le lendemain 9 août, un complice venant de la ville de Mandji a été interpellé pour son rôle présumé comme vendeur d’une partie du lot d’ivoire saisi. Puis le jour suivant, c’est un troisième individu qui a été appréhendé pour avoir facilité une transaction d’ivoire, cette fois à Lambaréné.

Enfin, un important trafiquant d’ivoire déjà condamné par le passé a été dénoncé puis arrêté à Makokou, au nord-est du Gabon. Ce dernier devait y récupérer les ivoires et attendait l’arrivée des transporteurs, les acheminant vers le Cameroun, ceux-là même qui avaient été arrêtés le 8 août à Lambaréné à 500 km de là.

En tout ce sont six personnes (présumées innocentes) qui ont été appréhendées, dont trois membres clés du réseau ; quatre personnes sont actuellement en détention et une en garde à vue, seule la femme du conducteur du pick-up a été relâchée, faute de preuve de son implication mais d’autres arrestations pourraient suivre. Elles seront déférées devant un juge ce vendredi 18 août. Pour trafic d’ivoire au Gabon, la peine encourue est de 10 ans de prison maximum, le double en cas de circonstances aggravantes (trafic transnational, trafic en bande organisée, association de malfaiteurs).

Un réseau très bien organisé

L’étendue des distances séparant ces individus montre l’importance du réseau auquel ils sont soupçonnés d’appartenir. Il s’agit d’un réseau criminel bien rodé, opérant entre le Gabon et le Cameroun depuis de longues années qui est suspecté d’avoir déjà exporté plusieurs tonnes d’ivoire du premier vers le second.

Ce réseau fournit des fonds, des munitions et facilite le transport d’ivoire d’éléphants tués par des braconniers organisés, ce qui représente une menace sérieuse pour la survie des éléphants et la sécurité nationale. L’utilisation de véhicules équipés de compartiments secrets vise à dissimuler l’ivoire et à échapper aux contrôles.

« Peu de réseaux sont capables d’avoir ce genre de véhicules à compartiments secrets. Là c’est un réseau dont on entend parler depuis des années, implanté autant au Gabon qu’au Cameroun.

On pense que c’est vraiment le plus gros réseau existant au Gabon organisé depuis le Cameroun. » (Luc Mathot)

Les 18 munitions de chasse saisies le 8 août. Crédit Photo ©Conservation Justice

Plus d’une dizaine de personnes pourraient être impliquées, avec des points de dépôt d’ivoire répartis dans différentes provinces du Gabon. L’organisation a mis en place un système moderne et sophistiqué pour assurer le succès de ses opérations de collecte et de livraison d’ivoire vers le Cameroun.

Pour se développer à un tel point et durer aussi longtemps, les trafiquants disposent forcément de complicité parmi les autorités, à différents niveaux. La corruption d’agents, de policiers, voire de politiques est un facteur qui entrave grandement la lutte. Luc Mathot détaille :

« Quand on voit que le trafiquant au Cameroun pris avec 600 kilos d’ivoire avait été seulement condamné à trois mois de prison, on se pose des questions. Le Cameroun est un pays où la corruption est très présente et où il y a énormément de trafic. Il y aussi le Nigeria où c’est encore pire avec une loi quasi inexistante. D’ailleurs, une fois au Cameroun, l’ivoire est généralement exporté au Nigeria et de là en Asie, c’est le schéma habituel. »

Ofir Drori, le fondateur du réseau EAGLE (Eco militants pour la gouvernance et l’application des lois) actif sur une dizaine de pays dont le Cameroun et le Gabon abonde dans le même sens : « Le trafic illégal de faune est permis à cause de la corruption. C’est ici un triste exemple, avec un réseau criminel organisé qui amène les éléphants vers l’extinction. Un des dirigeants principaux de ce réseau a été condamné au Cameroun à une peine de prison ridicule malgré son arrestation avec plus de 600 kg d’ivoire en 2020. Et leurs activités illégales ont été maintenues sans avoir été réellement dérangées.« 

L’ivoire saisi le 8 août. Crédit Photo ©Conservation Justice

Il faut rappeler que la criminalité liée à la faune sauvage génère d’importants profits pour les réseaux criminels, rivalisant avec le trafic de drogues, d’armes et d’êtres humains. Cela constitue un risque sécuritaire important à cause de réseaux organisés de type mafieux et prêts à tout pour s’enrichir. Les défenses d’éléphants restent prisées en Asie, malgré les efforts déployés par certains pays, comme la Chine qui a finalement interdit le commerce intérieur d’ivoire en 2015.

Une lutte efficace malgré les difficultés

« Ce type d’opération est capital et à renouveler pour démanteler les quelques gros réseaux de trafic d’ivoire qui ont pu se maintenir au Gabon où la volonté politique en faveur de l’environnement demeure forte. La population d’éléphants de forêt y est estimée à 95 000 éléphants et semble stable, ce qui en fait leur dernier grand refuge. Mais la pression demeure, notamment depuis le Cameroun. » explique Luc Mathot.

Le succès de cette opération souligne la volonté politique au Gabon, mais également l’importance de la collaboration régionale dans la lutte contre le trafic illégal de faune. En effet, ce réseau international est organisé depuis le Cameroun qui est un pays de transit pour l’ivoire en destination de l’Asie. Car si le Gabon fait montre d’une volonté politique affirmée de protéger ses éléphants, les trafiquants y risquant de lourdes peines de prison, ce n’est pas le cas de ses voisins comme le Cameroun. Dès lors, sans homogénéité d’action et de répression législative, la lutte contre le trafic de faune qui implique plusieurs pays s’en retrouve inégale et complexifiée :

« Il faut vraiment une collaboration de tous les pays. Si on a des commanditaires au Cameroun et qui ne sont pas inquiétés, c’est difficile de lutter efficacement contre le trafic. »

Si au niveau judiciaire, la dimension internationale du trafic ralentit les procédures, sur le terrain au contraire cet écueil est facilement tourné à leur avantage par les trafiquants : « Le trafic passe surtout par le Cameroun, un pays où il y a énormément de trafic et où les éléphants ont quasiment disparu donc ils viennent ‘se servir’ au Gabon. C’est vraiment depuis le Cameroun que tout est organisé, et évidemment avoir des organisateurs ou des complices qui sont Gabonais mais d’origine camerounaise est beaucoup plus pratique. Ils peuvent passer d’un pays à l’autre facilement. »

Marquage de l’ivoire saisi. Crédit Photo ©Conservation Justice

Toutefois, malgré les difficultés structurelles qui perdurent, l’ONG ne peut que se réjouir de voir tomber un réseau de si grande importance. Et la publicité donnée à ce succès permet d’appuyer les actions contre le trafic en créant un effet dissuasif :

« Le rôle des médias est important. Lors des arrestations, nous sommes assistés de juristes qui sont un peu comme les gardes du corps de la procédure. Ils vérifient que tout se déroule en bonne et due forme. On a aussi des avocats travaillant pour la Direction Générale du Ministère des Eaux et Forêts qui suivent la procédure. On informe les autorités et les médias dès qu’il y a un problème. On fait en sorte que le cas soit connu par le plus de personnes possible pour bloquer une éventuelle tentative de corruption à tous les niveaux. Quelqu’un qui voudrait faire libérer un trafiquant prend beaucoup plus de risques quand tout le monde – autorités, ambassades, médias, ONG… – en parle. »

Pour conclure, Luc Mathot amène quelques dernières précisions :« Tout le monde n’est pas corrompu évidemment. Au sein de la Justice, de la Police, des Eaux et Forêts, des autorités en général, il y a des gens qui veulent que les trafiquants soient condamnés quand d’autres peuvent être complices. On essaie de travailler avec toutes ces énergies positives, avec les gens souhaitant que les choses aillent jusqu’au bout pour bloquer les cas de corruption. On peut parfois informer un ministre, voire même la communauté internationale, des ambassades, de problèmes qu’on peut rencontrer lors des procédures judiciaires. Plus les trafiquants sont ‘gros’, importants, influents, plus c’est difficile. »

« Mais dans cette affaire on a bon espoir que ça aille jusqu’au bout et que les condamnations soient exemplaires car c’est un cas de flagrant délit avec toutes les circonstances aggravantes, impliquant des récidivistes, avec deux des trois principaux suspects ayant reconnu les faits. »

Un espoir que nous partageons. Et nous ne manquerons pas de vous tenir informés des suites juridiques qui seront données.

– S. Barret

 

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