Alors que la saison 4 du show vient de sortir, Emily in Paris est toujours aussi populaire en dépit de son script terriblement plat, de sa description fausse de Paris et de ses personnages superficiels. Que raconte ce succès sur notre société ? De quoi Emily in Paris est-elle le nom ? Mais surtout, qui « Emily » a-t-elle cancel ? Tribune.

Si vous ne connaissez pas Emily in Paris, vous ne ratez pas grand chose. Et pourtant, cette série Netflix diffusée dans 190 pays fait fureur à travers le monde avec 150 millions de téléspectateurs.

Dès 2023, à peine sortie, la saison 3 comptabilise plus de 50 millions de vues et en 2024, elle occupe encore le podium des séries les plus regardées de la plateforme. Mais, alors que la saison 4 est encensée sur tous les plateaux, que signifie exactement ce phénomène ?

Lily Collins, l’actrice d’Emily accueillie en grandes pompes sur le plateau de Quotidien, sur TMC, 12/09/2024

Emily in Fake-Paris

Le show est particulièrement apprécié en Asie où le culte d’une France idéalisée est monnaie courante. On y découvre une jeune américaine expatriée à Paris, travaillant dans une riche agence de com’, fascinée par la mode et le luxe. Le petit monde d’Emily se limite rapidement à se faire draguer par absolument tous les hommes qu’elle croise et à organiser des campagnes publicitaires pour pousser la vente de tel ou tel produit.

Tout y est luxueux, pétillant et déconnecté du réel. Au début, la caricature d’un microcosme Parisien superficiel est tellement poussée à l’extrême qu’on peut s’attendre à une chute critique originale de la société de consommation. Mais rien. Tout est présenté au premier degré, sans l’ombre d’un esprit critique. Le scénario est plat, creux, sans valeur, cliché et surtout, délesté de ces pauvres qui ne sont rien… Un « rien » qui prend tout son sens dans Emily in Paris.

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Détour sur la cancel culture de droite dont on ne parle jamais

Vous ne le savez que trop bien, crier à la « cancel culture » est devenu un marronnier réactionnaire national. Le moindre personnage noir ou trans dans un film est accusé de « cancel » un blanc cis qui aurait pu jouer à sa place. La moindre femme osant porter plainte contre une personnalité pour viol est accusée systématiquement de vouloir « cancel » un homme.

Le wokisme serait à l’oeuvre partout, en permanence, tapis dans l’ombre du conseil d’administration de Disney. Pourtant, dans le monde réel devenu trop banal pour qu’on s’en aperçoive, l’écrasante majorité des acteurs principaux dans le cinéma d’Hollywood est toujours représentée par un homme blanc d’âge moyen et les acteurs « racisés » restent extrêmement minoritaires. L’inclusivité serait même en net recul par rapport à l’année 2022, selon l’Annenberg Inclusive Initiative.

Quant aux « violeurs », la majorité des affaires sont classées sans suite : pas moins de 94 % dans les cas d’accusations de viols, selon une étude de l’Institut des politiques publiques portant sur la période de 2012 à 2021 ; et les acteurs concernés continuent leur vie faste. Si on prend le cas le plus médiatique de J.K. Rowling et ses positions ouvertement transphobes, on constate qu’elle continue de vendre outrageusement bien ses livres et que sa fortune n’a pas souffert de ses prises de position haineuses envers des minorités sexuelles.

Pourtant, à peine la rentrée entamée, l’autrice publie sur X un énième message transphobe sans aucune inquiétude, exigeant ouvertement d’une sportive trop « masculine » à son goût de faire un test sanguin pour prouver son genre au monde entier. Nous en sommes là. Il est donc légitime de se demander où se situent concrètement les « annulations » et le « diktat » de l’identité. Et là, c’est le néant. D’un autre côté, la cancel-culture de droite n’est pas médiatisée. Pourtant, elle est profondément malfaisante et animée par des haines intestines envers des individus déjà socialement marginalisés et oppressés.

Rien d’étonnant, le concept même de « cancel culture » est une invention sémantique réactionnaire qui a servit aux commentateurs et éditocrates médiatiques – américains d’abord – pour décrire péjorativement des activistes qui demandent justice, souvent dans des cas dont les problématiques dépassent nos institutions contemporaines.

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Une personne faisant face à ses responsabilités serait de facto « supprimée » du champ médiatique. Pourtant, dans les faits, personne n’a jamais été vraiment supprimée du champ médiatique ou professionnel. Il y a un gouffre entre la réalité et la perception politique du phénomène. Concrètement, aucun des individus concernés par une polémique dite « woke » n’a réellement été « cancel » dans le monde. Même les pires crapules dont les crimes ont été jugés continuent de jouir d’une relative notoriété et du confort matériel.

Souvent même, ces personnes sont surmédiatisées au moment même où les médias affirment qu’elles sont la cible de la cancel-culture… Un comble. Tout au mieux, quelques statues de personnages xénophobes du passé, vénérés par le KKK, ont été déboulonnées aux Etats-Unis. Ces personnes n’ont pas disparues de l’Histoire pour autant, mais leur représentation et symbolique du racisme dans un objectif de glorification n’a simplement plus lieu d’exister aujourd’hui, au même titre que des statues d’Hitler, de Staline ou de Mussolini. Leur déboulonnage fait d’ailleurs partie d’une histoire vivante et mouvante, un geste qui a toujours existé et continuera de façonner l’espace public comme témoin d’un changement d’époque. De fait, rappellent les historiens, ne confondons par Histoire et mémoire. 

Ce qui est curieux, c’est l’absence quasi totale d’exposition de cette fameuse « cancel culture » quand celle-ci émane des classes bourgeoises, des mouvements d’extrême-droite ou des conservateurs. Citons les volontés d’interdire des livres par exemple aux motifs moraux, bien concrètes et répertoriées. Même Harry Potter fut la cible des mouvements réactionnaires qui l’accusaient de promouvoir le satanisme… Les mêmes qui aujourd’hui s’allient à son auteur.

Parlons de ces films qui sont massivement boycottés en raison de la couleur de peau d’un personnage ou de son orientation sexuelle. Quid de simples jeux vidéos vilipendés et leurs programmeurs menacés de mort parfois pour avoir utilisé un personnage noir. N’est-ce pas le concept même de la cancel-culture ? Mais cette cancel-culture conservatrice (qui veut perpétuer l’existant) s’attaque également aux individus.

Exemple criant avec Elon Musk en personne qui licencie à tour de bras ses propres employés sur base de leurs opinions politiques. Le même homme qui prétend lutter pour la liberté mais bannit allègrement les journalistes qu’il juge « un peu trop de gauche » et interdit l’usage de mots trop progressistes sur la plateforme.

Les médias mainstream, majoritairement de droite d’ailleurs, semblent soudainement atteint de cécité collective quand l’objet qui risque d’être « supprimé » est associé à des valeurs humanistes ou d’intégration. Un sélectivité qui ne surprendra pas ceux qui savent à qui appartiennent ces mêmes médias et l’orientation pseudo-neutre donnée à l’information capitaliste.

Quand une personne riche, célèbre ou une figure d’autorité émanant de l’imaginaire méritocratique est critiquée, il faut hurler en cœur à la cancel-culture. Mais quand une classe entière est invisibilisée, quand l’entre-soi est alimenté au profit des privilèges d’un petit nombre, quand toute idée d’évolution de paradigme et de justice est immédiatement discréditée sous l’étiquette « woke », soudainement, personne n’est capable de reconnaître cette soumission culturelle systémique. C’est pourtant la plus vieille qui existe, tant elle vise le peuple, les individus sans pouvoir économique, à travers l’histoire.

Et c’est un tour de passe-passe assez judicieux des sphères réactionnaires et de la droite en général au contrôle du monde Capitaliste global. Accuser les autres des comportements qu’ils infligent depuis toujours, avec plus de pouvoirs pour diffuser leur narratif. On peut compter sur ces mêmes médias acquis à la cause du Capital et nos influ-menteurs pour faire caisse de résonance à chaque fait-divers qui pourrait suggérer l’oeuvre du wokisme. Bref, les volontés militantes de justice sociale sont accusées des pires maux alors que leur pouvoir est limité pendant que l’ascendance de droite est aussi insidieuse que délétère.

Emily in Paris : le « cancel » des classes populaires

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De prime abord, on peut penser que la série est à prendre au second degré. Ceux qui ne s’y intéressent pas ne verront pas vraiment le problème. Et ceux qui l’aiment y sont déjà acquis. Pour eux, c’est un simple divertissement, voire un objectif de vie qu’ils défendent. C’est pourtant un cas singulier qui expose comment une simple série peut devenir un puissant outil de soft-power mondial en faveur de la bourgeoisie, du néo-libéralisme et des valeurs d’individualisme qu’il supporte.

Et pour ce faire, il convient non seulement de mettre en avant les codes bourgeois et la culture de la superficialité à travers la consommation, mais surtout, éliminer du tableau les classes sociales populaires et les mouvements politico-intellectuels. Ceux-ci se doivent de ne pas exister pour que leurs maîtres puissent s’afficher sans interférence, sans opposition. De la pure « cancel culture » qui ne dit jamais son nom tant est elle devenue la norme dans ce genre de super-productions lisses.

C’est du moins le cas en Occident où le modèle se fait vieillissant, entraînant la résurgence des vieux démons du passé. Car, en Asie, et notamment en Corée du Sud, un autre genre est né qui ose afficher la réalité crue qui frappe la population d’en bas avec violence.

Ainsi, aimés pour leur rituels aussi superficiels qu’écocidaires, les neo-bourgeois sont protégés par le fantasme qu’ils cultivent culturellement. Bref, ce « Spectacle » mis en scène dans le roman dystopique Hunger Games et plus sérieusement théorisé par le sociologue Guy Debord. Le spectacle n’est pas qu’un pain qui occupe l’esprit d’un peuple soumis à des règles qui les oppriment. Il nourrit un idéal aliénant faisant croire à l’individu laborieux qu’il doit envier le mode de vie déraciné des classes dirigeantes, à l’opposé de la simplicité volontaire.

Revenons concrètement à notre Emily dans son Paris idéalisé. L’entièreté du show se base sur une vision édulcorée d’un Paris strictement bourgeois vivant en vase clos. Les seules fois où Emily quitte la capitale, c’est pour se rendre dans les luxueuses demeures de ses richissimes clients. La vie à la Française, ce serait ça et rien d’autre : la mode, de la romance, quelques adultères et beaucoup de vin, le tout dans un cadre hyper-instagrammable.

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Mais le show ne fait pas qu’édulcorer la réalité. Il s’assure que toutes traces de la difficile réalité des classes populaires soient inexistantes. Par exemple, selon le script, Emily débarque dans les combles d’un bâtiment de Paris : une chambre de bonne. Pourtant, celle-ci est spacieuse et luxueuse avec vue sur les monuments de la capitale.

Autre exemple, Mindy, son amie, est supposé multiplier les emplois de « madame pipi » à « nani ». Pourtant, on ne les voit jamais travailler, mais peuvent porter des vêtements de luxe et bénéficient d’un très grand temps libre. En réalité, on ne voit concrètement aucun protagoniste travailler. Ceux-ci émettent parfois des idées de publicité ou partagent quelques réunions, mais la mise en application concrète des campagnes sont reléguées à des petites-mains qui n’existent pas dans le show : artistes, vidéastes, chorégraphes, etc. À l’exception des modèles, inévitables, les travailleurs du spectacle, au statut souvent précaire, sont éliminés.

« Dans Emily in Paris, les classes n’existent plus. Ou du moins, il n’en existe qu’une seule : la classe dominante ».

Il ne reste qu’un groupe de personnes autorisées : une caricature de l’idéal de vie bourgeois. Une existence qui se résume à prendre quelques décisions, à assister à des soirées et à manger dans de prestigieux restaurants, le tout entrecoupé de quelques romances superficielles. Dans Emily in Paris, les classes n’existent plus. Ou du moins, il n’en existe qu’une seule : la classe dominante. Celle qui possède le Capital. Celle qui peut vivre très confortablement grâce à l’exploitation des classes travailleuses. L’ethnocentrisme de classe est total.

Les producteurs répondent à la critique par un étonnant « Joker Covid ». En effet, ceux-ci estiment que la morosité héritée du confinement aurait poussé à créer volontairement un show « touristique » et superficiel, loin des tracas du quotidien. Contre cette morosité héritée de la peur de mourir, il faudrait donc faire place à l’innocence retrouvée (pourtant jamais vraiment connue). Celle qui ne pose pas de questions. S’y dessine alors la tentative de créer une « post class-world » homogénéisée d’après Covid où les questions sociales qui émanent des luttes des classes seraient définitivement closes. Un monde d’après, mais avec les codes du monde d’avant… inégalitaire, violent et dont l’expression médiatique n’hésite pas un instant à éliminer le peuple, le socle même de la société, de ses représentations.

Un monde idéal, sans « petites gens » qui veulent gagner mieux leur vie, sans vous ni moi. Et, tristement, ça marche outrageusement bien. Le show bat des records de visibilité pendant même que la France connaît une crise politique intense : virement à droite et déni démocratique, obsession de l’immigration, services publics à l’abandon… L’une des raisons de ce succès, c’est précisément qu’Emily in Paris n’exige aucun niveau de réflexion pour être regardé. Il ne demande aucun esprit critique, aucune approche philosophique, aucune grille de lecture. Rien n’y est intellectualisé. C’est un Coca-Cola rafraîchissant porté à l’écran : frais, pétillant et vite consommé… Faussement apolitique.

La culture crée de la culture

S’il y a un bien une chose que le bloc bourgeois a assimilé, c’est que la culture crée de la culture, pour le meilleur et pour le pire. Une société qui fait place à l’Art et aux Sciences va générer d’avantage d’artistes et de scientifiques. Une société qui encourage l’expression de la haine génère un socle solide pour une dictature. A leur tour, les grosses productions culturelles de ce genre n’ont pas qu’un effet divertissant. Ils créent à leur tour de la culture qui se transmet dans les attentes des individus, les besoins et les comportements de consommation.

Inévitablement, Emily in Paris, en tant que grosse production américaine, vend un certain mode de vie ; en l’occurrence, un mode de vie hors-sol, inconscient et destructeur du vivant. Ce n’est évidemment pas la seule production à faire la promotion ouverte du mode de vie bourgeois. Si à l’échelle individuelle chacun se croit hermétique à ces formes d’influences, à l’échelle des nations et de l’histoire, on constate que c’est bien ce mode de vie qui gagne la bataille idéologique, aussi néfaste soit-il.

L’une des manières de le constater, c’est à travers l’explosion de la fast-fashion et des marques low-cost en livraison. En dépit que nous soyons tous au courant des profonds dommages du secteur de la mode sur le vivant, les travailleurs et le climat, la population continue de consommer massivement des produits qui correspondent à cet idéal bourgeois, en apparence seulement ! La qualité de ces produits étant tellement médiocre que ceux-ci sont dans l’obligation d’en consommer toujours plus. Les codes étant renouvelés toujours plus rapidement, jeter des vêtements à peine achetés est devenu d’une triste banalité. Un phénomène sciemment alimenté par la série phare puisque cette dernière s’affirme désormais comme un véritable panneau publicitaire. 

Tout est politique. Emily in Paris est politique.

@Netflix

Il ne sera pas rare d’entendre qu’il faudrait arrêter de « tout politiser ». « Ce n’est qu’un divertissement » après tout. Comme si le fait d’influencer des populations entières, même à l’étranger, n’était pas un acte hautement politisé par nature. C’est bien le cas. Et l’exposer ne revient pas à politiser le débat, mais à démontrer qu’il est déjà politique.

L’existence même d’un show d’une telle ampleur représente une influence politique qui n’est simplement pas assumée par ses créateurs, eux-mêmes probablement dépolitisés. Un jeu de dupe qui s’applique à tellement de domaines dans la société capitaliste, des séries aux publicités, en passant par les médias et autres supports culturels. Les écrans sont ce qui a aujourd’hui le plus d’impact sur la vie des individus en société. Comme si nous pouvions vivre dans « la cité » sans prendre des responsabilités autres qu’économiques.

Le paradoxe, c’est que nous vivons dans un monde à ce point englué dans les codes de la bourgeoisie capitaliste, que si un show voyait le jour en faisant la promotion d’un mode de vie simple et de comportements écologiques, tout ce qui peut contribuer à une évolution positive de l’humanité, en assumant son caractère politique, il serait immédiatement accusé de « propagande ». Les chiens de garde ne mordent que si la propriété de leur maître est menacée.

Par opposition, nous nous sommes habitués à vivre dans un environnement médiatique où les classes populaires n’existent pas vraiment. Et quand celles-ci viennent à exister soudain dans l’actualité, c’est par le prisme de la colère et de toutes les caricatures possibles, avec dédain et mépris de classe.

En somme, rien de nouveau sous le soleil, mais la répétition et la persévérance du narratif bourgeois en devient intenable à mesure que les inégalités se creusent et que la réalité du monde broie les humains. Il est évident que le cinéma a un dessein créatif et se donne pour mission de faire voyager l’imaginaire. Mais quel imaginaire justement ? Cette question est cruciale ayant reconnu la porosité ente culture et société.

Contrairement à une partie du cinéma, y compris populaire, qui sert de reflet au réel, l’accumulation de séries et films de type junk-food – à une telle échelle – nous en détourne radicalement. Or, en s’évitant d’un revers de main toute conscience de fond, tout en travaillant en fin de compte à faire perdurer le modèle social toxique existant, Emily in Paris incarne simplement la goutte qui fait déborder le vase. 

– Mr Mondialisation

 

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