C’est un roman à la plume acerbe d’une prise de conscience et de lutte contre l’oppression capitaliste. L’Esthétique du Désordre de Raphaël Elha aux éditions du Larzac nous invite à suivre le parcours d’un apprenti anti-capitaliste. Première interview de l’année 2025.

Insatisfait de sa vie de servitude, poussé par sa frustration envers les inégalités, le protagoniste principal de L’Esthétique du Désordre, écrit par Raphaël Elha, rejoint un groupe de militants actifs. Avec eux, il découvre l’univers des manifestations (et leur répression), du squat autogéré et des valeurs d’entraide, de liberté.

Une éclosion contestataire et libertaire

Notre narrateur n’a pas de nom car il pourrait s’agir de n’importe qui. N’importe quelle fourmi dans une société – la nôtre – composée d’insectes, réparties en différentes espèces, en différentes classes : les fourmis, les tiques, les cloportes, les mouches. Les fourmis, ce sont tous les travailleurs et travailleuses dont le fruit du labeur bénéficie principalement aux tiques au sommet de la hiérarchie – patrons, grands propriétaires, rentiers, dirigeants politiques… les cloportes s’opposent à cette organisation inégalitaire mais les mouches veillent au bon maintien de l’ordre (bourgeois).

« L’imposture m’entretient en secret : face aux épaves de la rue, je brille »

Dès les premières pages, le mal-être du héros nous frappe. Son travail de pion le frustre tant il s’y sent insignifiant. Il a rejoint un groupe de distribution alimentaire pour se sentir utile. Mais au fond de lui, il a conscience de ne rien résoudre, pire de flatter son égo sur la misère d’autrui. « Les gens ne viennent que pour conforter leur conscience. […] Ils ont l’impression d’être des gens bien et de faire quelque chose pour changer le monde. Ils peuvent rentrer chez eux et dormir l’esprit tranquille. »

Photo de Mihály Köles sur Unsplash

Mais lui-même ne dort plus l’esprit tranquille. Ecœuré, tant par le système que sa propre impuissance servile, il en vient à vouloir agir plus fortement. Une rencontre déterminante le poussera dans les bras de l’insurrection.

« La vision du monde que j’adopte est binaire, mais le niveau des injustices que je découvre est tel qu’il a éveillé en moi un feu que je ne peux plus éteindre. »

Si le protagoniste demeure anonyme, certains personnages ont une identité, au sein de cette fourmilière. Comme la Mite qui le fait basculer dans le monde des cloportes, où il se lie d’amitié avec Bombus, Lyriste, Blatella, Al’, Cimex, Orius… Le narrateur s’enivre de cette liberté nouvelle qu’il découvre, une fois rompus les entraves qui le rattachaient à une existence de fourmi soumise.

Si « l’implantation des codes individualistes et néo-libéralistes est tellement ancrée en nous que l’on en devient nos propres geôliers », on ne se débarrasse pas si facilement de ce qui nous a été inculqué dès notre plus âge. C’est pourquoi, cette prise de conscience n’est que le début de son cheminement. Une porte ouverte vers un horizon qu’il reste à définir.

Au contact des compagnons qui croiseront sa route, sa réflexion se nourrit et s’enrichit. À la peur de rompre avec la société, se succède la joie grisante de tout réinventer, mais aussi des interrogations nouvelles. À quoi, vers quoi me mènera cette émancipation ?

Il n’y a pas de réponse unique à une question si personnelle tant il appartient à chacun de trouver sa voie. La présence et le soutien de comparses soudés, les expériences et les galères vécues en commun conduiront le narrateur à la définir. Le moule de la conformité a explosé, place à un autre.

- Pour une information libre ! -Soutenir Mr Japanization sur Tipeee
Une manifestation pro-squat à Copenhague en 2007. Source : Wikimedia Commons

Le squat ouvert par la petite troupe doit servir non seulement de lieu de vie mais surtout d’expérimentations artistiques, culturelles, sociales. Un bien commun, une enclave de liberté pour organiser la lutte. Bien sûr, tout ne se fera pas sans difficultés. Les idéaux se confrontent à une réalité implacable. Au quotidien, il faut composer avec les personnalités de chacun, faire vivre la communauté, l’organiser tout en restant vigilant à l’oppression qui n’est jamais très loin. Car les tiques ne peuvent tolérer l’émergence d’une société dont elles ne sont les dirigeantes et bénéficiaires toutes puissantes.

« Non, on ne se soumettra plus à leurs lois qui ne s’appliquent qu’aux pauvres et ont comme seule vocation de maintenir ce système oppressif. »

Si les doutes et la fatigue étreignent les personnages dans ce combat inégal, jamais leur détermination ne flanchera. Les fronts sont multiples : réinventer une société plus égalitaire et solidaire, mieux répartir les richesses, respecter les écosystèmes naturelles. Mais les protagonistes sont portés par la force de leurs convictions qu’ils savent justes. Les enjeux en sont trop importants. En premier lieu, la survie de l’humanité menacée par les ravages du dérèglement climatique, conséquence d’un capitalisme mortifère.

Car là se trouve l’aboutissement ultime de la lutte contre l’État capitaliste. Toutes les inégalités et injustices découlent les unes des autres pour alimenter un système qui ne bénéficie qu’à une poignée insatiable au détriment de l’écrasante majorité.

Photo de la ZAD Notre-Dame-des-Landes. Source : flickr

Jusqu’à nous mener à notre destruction en prolongement de notre aliénation. Car cette poignée de dominants n’hésiterait pas à se débarrasser du mirage démocratique pour garder son hégémonie et ses privilèges. Fut-il nécessaire d’en arriver à la dictature, au fascisme.

Les répressions violentes de manifestations populaires ont déjà montré à quel point l’État de droit peut vaciller quand son autorité est contestée.

« Leurs soi-disant démocraties ne sont que la continuité d’un système d’oppression qui sert leur modèle économique. »

Car les tiques-bourgeoises détiennent un pouvoir économique et financier suffisamment puissant pour influer sur la politique d’un pays en théorie démocratique (en témoigne le non-respect du vote populaire aux élections législatives). Elle dirigent aussi la majorité des médias pour manipuler les fourmis-prolétaires et les faire voter selon leurs intérêts.

Dans ces espaces politico-économico-médiatiques qu’elles régentent, les voix discordantes sont moquées, tues, réprimées. Et ultimement, les mouches-policières assurent le maintien de LEUR ordre. À moins de reprendre le contrôle.

Échanges avec l’auteur, Raphaël Elha

Mr Mondialisation : Pouvez-vous vous présenter en quelques mots ainsi que votre parcours de vie ?

Raphaël Elha : Aujourd’hui, je suis boulanger dans une ferme collective avec des paysans boulangers et des maraichers. Quand je ne boulange pas, je suis soit au bureau pour écrire mon deuxième roman, soit au chantier pour retaper la vieille maison en pierre dans laquelle je vis avec ma compagne et mon fils.

Avant cela, j’ai fait une licence de psychologie avant de pleinement m’engager dans les mouvements libertaires à Lille. Suite à cela, j’ai vécu cinq années en camion pendant lesquelles j’ai pu voyager et passer du temps dans des lieux d’expérimentations collectives. Ensuite, quand j’ai décidé de venir vivre dans l’Aveyron, j’ai été intervenant socio-éducatif, avec les jeunes en décrochage scolaire, les gens du voyage ou encore les adultes en situation de handicap.

Mr Mondialisation : Vous m’avez révélé que L’esthétique du désordre est basé sur des faits réels, pouvez-vous détailler ?

Raphaël Elha : L’idée de ce roman part d’une discussion avec mes camarades de Lille, au cours de laquelle nous nous disions que nous avions vécu des choses qui mériteraient d’être écrites. Alors, je me suis attelé à la tâche. L’ouverture du squat, ainsi que toutes les scènes et événements qui s’y déroulent sont authentiques. Par contre, j’ai créé les personnages avec les types de personnalités MBTI. Les personnalités des personnages peuvent aussi servir la narration. Par exemple, Blatella, regroupe la noirceur de chacun des amis avec qui j’ai pu vivre ces aventures. Ou encore, j’ai créé un narrateur très naïf au début du roman afin d’exposer son évolution.

Tous les évènements charnières du roman sont basés sur des faits réels. Les plus grosses libertés prises sont certainement l’interaction avec le proviseur (qui relève plus de ce que j’ai eu très envie de faire à une certaine époque) et l’emprisonnement d’un certain personnage. Mon frère est incarcéré, je voulais parler de ce sujet sans créer d’autres personnages. Aussi, je souhaitais que l’histoire dure une année, j’ai donc compacté certains événements pour ne pas complexifier le livre.

Mr Mondialisation : à aucun moment, le narrateur n’est nommé par un autre personnage. J’imagine que c’est volontaire pour que les lecteurs s’identifient à lui ?

Raphaël Elha : Exactement. Un de mes objectifs était de faire comprendre à des personnes non politisées (durant l’écriture, je gardais ma grand-mère en tête) pourquoi et comment certaines personnes se radicalisent dans leurs moyens de lutte. Je souhaitais éveiller l’empathie dans un contexte où les adversaires politiques auraient plus tendance à se déshumaniser les uns les autres.

Mr Mondialisation : Qu’est-ce qui vous a donné envie de coucher ces expériences par écrit ?

Raphaël Elha : Dans un premier temps, l’écriture de ce livre a simplement été un canal d’expression dont je me suis saisi afin d’extérioriser et de rationaliser un certain abattement que j’ai pu vivre face au constat du monde dans lequel nous vivons. Je ne pensais pas être édité, encore moins être lu, j’espérais néanmoins pouvoir participer à la création d’un imaginaire de lutte et d’émancipation. Je souhaitais également témoigner des faits vécus.

Mr Mondialisation : Avec le recul, quel regard posez-vous sur cette période de votre vie ? Et où cela vous a-t-il mené aujourd’hui ?

Raphaël Elha : Aujourd’hui, je suis reconnaissant d’avoir vécu cela. Ces expériences ont été libératrices et m’ont mené vers une radicalité politique m’ayant permis de me faire plus confiance face aux injonctions omniprésentes auxquelles nous sommes confrontées. Cela m’a permis de mieux savoir ce qui m’appartient ou pas, en termes d’objectif de vie, de trait de caractère etc., et d’accepter un certain « refus de parvenir ». Ou plutôt un désir de parvenir, mais en accord avec mes valeurs et donc à contre-courant de la doxa.

Cela m’a mené vers une vie à la campagne, dans un territoire militant et très vivant. Dans un endroit où les conditions sont rassemblées pour que nous puissions, collectivement, imaginer, créer les fondations d’une société décroissante et basée sur des valeurs humaines.

Mr Mondialisation : Quelles réactions aimeriez-vous susciter chez le lecteur ? D’ailleurs, avez-vous déjà eu des retours critiques sur votre roman ?

Raphaël Elha : D’une part, je souhaite éveiller une réflexion chez le lecteur à travers un prisme libertaire. D’autre part, ce livre est une invitation à découvrir et humaniser un univers inconnu du grand public.

J’ai eu quelques retours critiques, en effet. Pas mal de lecteurs m’ont dit qu’il était facile à lire, ont apprécié la construction du livre et les exergues en début de chapitre. Mes amis, avec qui j’ai vécu des passages du livres, ont aimé et l’ont trouvé cohérent avec la réalité.

Certaines personnes ont moins apprécié les passages sans narration, type mini-essai. Ils se sont sentis « piégés », comme obligés de lire ces passages pour pouvoir avancer dans la narration. Pour le moment, les retours m’ont plutôt permis de rencontrer des gens et de créer des connexions donc je suis satisfait des répercussions de ce livre.

Tous nos remerciements à Raphaël Elha pour sa disponibilité. 

– S. Barret


Photo d’en-tête © Tiphaine Bolt

- Cet article gratuit et indépendant existe grâce à vous -
Donation