Le nouvel livre de Fake or Not vient de sortir. Après Décroissance, Manger Demain, Énergies ou encore Fashion, la collection de mini-encyclopédies engagées revient avec Relocaliser, un concentré d’informations fondamentales pour comprendre l’histoire de la délocalisation industrielle et les enjeux actuels d’indépendance française qui y sont liés. À la tête de ce numéro : Jérôme Cuny, en collaboration avec Isabelle Brokman. L’auteur a accepté de nous éclairer sur son ouvrage. Entretien au cœur d’un thème citoyen, bien plus décisif qu’il n’y paraît sur le plan écologique et humain.  

Jérôme Cuny est océanographe de formation, aujourd’hui chercheur indépendant, enseignant et consultant sur la redirection écologique industrielle et les nouveaux modèles économiques écologiques. Depuis les vagues de délocalisations subies par les entreprises françaises, jusqu’aux solutions de relocalisation actuelles, il interroge : « Que sait-on vraiment ? De quoi sommes-nous sûrs ? Quelles sont les échéances ? Puis, en quoi est-ce que ça nous concerne directement ? Et qu’est ce qu’on peut y faire ? ». C’est cette méthode réflexive, qui a déjà fait ses preuves dans la série pédagogique Fake Or Not, que l’on retrouve avec la publication Relocaliser. Dans une discussion avec Jérôme Cuny, nous vous proposons un avant-goût d’une connaissance primordiale sur notre société contemporaine et celle qui reste à construire.

Jérôme Cuny. Relocaliser, en collaboration Isabelle Brokman, Fake or Not, Tana Editions. Illustré par @sarahfouquetdesign

L’ENTRETIEN

Mr Mondialisation : Bonjour Jérôme Cuny. Tout d’abord, le travail de chaque Fake Or Not paraît toujours colossal. Nous ne pouvons donc éviter cette question sur les coulisses de son écriture : Comment avez-vous travaillé à cette synthèse assez dense d’une problématique large qu’est la relocalisation ? Comment fait-on le tri de manière juste ? 

Jérôme Cuny : L’écriture du livre s’est faite autour d’un axe assez simple qui est :

« D’où venons-nous ? Où est-ce que nous en sommes ? Comment appréhender le futur ? ».

Comprendre l’historique industriel de notre pays est indispensable pour comprendre notre situation actuelle. Cela appelle à faire aussi le constat des impacts environnementaux des activités industrielles. Et en partant d’où nous sommes avec les points positifs et négatifs, nous pouvons imaginer ce que pourrait être la réindustrialisation, qui prend alors la forme d’une relocalisation.

Mr Mondialisation : De tous les enjeux développés, lequel a été le plus difficile à vulgariser ? 

Jérôme Cuny : Je dirais que présenter l’équation de Kaya, qui présente les différents leviers à notre disposition pour réduire les émissions de gaz à effet serre dans la production industrielle, ne fut pas simple. Dès qu’on se dit que l’on va présenter une équation mathématique, on veut éviter que les lecteurs sautent la page en se disant que ce sera incompréhensible. Mais nous avons aussi passé beaucoup de temps à bien définir l’idée de relocaliser par comparaison avec l’idée de réindustrialiser, pour que la distinction soit aussi claire que possible. Il nous fallait trouver les mots appropriés pour que ces définitions prennent tout leur sens.

Mr Mondialisation : Dans cet ouvrage, vous combattez la désinformation, les préjugés ou les approximations propres aux débats épidermiques de la délocalisation et de la relocalisation. Quel est le cliché à propos de la nécessité ou de l’impossibilité de relocaliser que vous croisez le plus souvent ou qui vous dérange le plus ? 

Jérôme Cuny : Je tiens à préciser avant tout que je propose une nouvelle définition de la relocalisation qui ne serait pas juste l’inverse de la délocalisation. La relocalisation doit maintenant correspondre à la construction d’un tissu industriel et artisanal visant à produire des biens simplifiés, durables, réparables en impliquant les parties prenantes, des fournisseurs aux clients, dans le but de répondre à des besoins essentiels dans le cadre du respect des limites planétaires.

À propos de l’idée de relocaliser, la première réaction est toujours liée au prix des produits fabriqués sur notre territoire qui devront être nécessairement beaucoup plus chers que ceux qui sont aujourd’hui importés. C’est vrai, mais cela pourra s’améliorer si l’achat de produits fabriqués en France augmente de manière significative. 

Ensuite, comme nous le suggérons dans le livre, il nous faut individuellement changer notre rapport aux objets. Acheter moins de produits, moins souvent et les conserver le plus longtemps possible. Avec la mise en place d’une taxe carbone aux frontières européennes dans la décennie en cours, beaucoup de produits importés verront leur prix augmenter, je l’espère de manière conséquente. Cela aidera à corriger la distorsion de prix liée au coût de la main d’œuvre mais aussi aux différences de normes environnementales dans certains pays producteurs d’où nous importons. Et puis, beaucoup d’entreprises de haute technologie reçoivent des subventions pour se développer, même des compagnies aériennes. Cela ne me choquerait pas qu’un soutien financier fort soit apporté à des industries de notre territoire qui répondent à des besoins essentiels.

Mr Mondialisation : De manière générale, pourquoi vous être consacré à ce thème spécifique ? Vous touche-t-il plus qu’un autre dans la lutte sociale et écologiste ? 

Jérôme Cuny : Le sujet de la relocalisation est finalement très transverse vis-à-vis des enjeux écologiques et sociaux. C’est ce qui me plait avec ce thème. Il faut prendre en compte les sujets de l’énergie, des matières premières, des impacts de production, de gouvernance dans l’entreprise, des compétences des salariés, et même le sujet des besoins individuels et collectifs. C’est un thème très symbolique de la vision systémique que nous devons adopter lorsque nous parlons de redirection écologique, et pas simplement de transition écologique. Il nous faut nous plonger dans une révision des finalités de nos activités et pas juste modifier les moyens de production.

Relocaliser, Jérôme Cuny en collaboration Isabelle Brokman, Fake or Not, Tana Editions. Illustré par @sarahfouquetdesign

Mr Mondialisation : Pour entrer dans le vif du sujet. Vous dîtes qu’il va falloir affronter le débat, non seulement de la relocalisation, mais de la sobriété qui va de pair, afin d’éviter les erreurs du passé et la destruction qui va avec. Nous devrons ainsi choisir ce que nous relocalisons et ce que nous abandonnons. L’Occident est-il capable de se passer d’une partie de son confort à échelle individuelle, et de ses industries à échelle économique ? 

Jérôme Cuny : L’accumulation d’événements récents sur les trois dernières années a secoué les convictions de beaucoup de personnes. Je sens que l’idée d’une planification de la sobriété plutôt que de la subir fait doucement son chemin.

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En termes d’approvisionnement en général, la situation était tendue pendant la période des confinements. Elle s’est empirée à la fin de cette période avec une demande mondiale repartant fortement à la hausse. Et puis la guerre en Ukraine est venue en rajouter une couche sur le sujet plus spécifique de l’énergie. Puis, il y a eu une part de spéculation sur des matières premières et l’énergie qui ont amplifié la situation de tension d’approvisionnement, mais c’est difficile d’estimer la part que cela représente. Quoi qu’il en soit, ce type de crise va se répéter, sûrement plus fréquemment parce que ce ne sont plus des événements conjoncturels mais structurels. 

Du point de vue de la France, nous avons l’impression que la crise COVID était une première (dans l’histoire récente). Et c’est vrai à l’échelle mondiale. Mais en fait, depuis 20 ans, il y avait déjà eu plusieurs évènements du même type qui sont restés conscrits à certaines régions du monde (SRAS,MERS…). Il n’y a pas de raison que cela s’arrête.  

« Peut-être que nous ne sommes pas prêts à réduire notre confort, mais la situation mondiale va nous amener à le subir très prochainement ».

De la même manière pour l’énergie. De nombreuses prévisions annoncent déjà une réduction de la production de pétrole mondiale d’ici la fin de la décennie. Les événements engendrés par la guerre en Ukraine s’inscrivent donc dans une tendance de fond. Alors, peut-être que nous ne sommes pas prêts à réduire notre confort, mais la situation mondiale va nous amener à le subir très prochainement. Soit par d’autres pandémies qui ralentiraient à nouveau l’économie, soit par une baisse de la disponibilité de pétrole qui aura le même effet. Plus nous recevons de claques, plus cela devient concret et va nous amener collectivement à réagir et s’organiser pour tendre vers une sobriété planifiée. Oui, c’est peut être une vision optimiste, mais je veux y croire.

Mr Mondialisation : Si vous deviez choisir un seul et unique exemple, quel secteur illustrerait parfaitement ce dont on doit et pourrait se passer ? 

Jérôme Cuny : À court terme, je dirais la 5G. Personne n’est parvenu à m’expliquer le réel intérêt de ce nouveau réseau. À part vendre de nouveaux téléphones. Pour l’industrie connectée 4.0, des réseaux Wifi locaux suffiront. Pour les voitures autonomes, n’en parlons même pas. Volkswagen et Ford viennent d’abandonner leurs projets de développement puisqu’ils ont réalisé que ce n’était pas une priorité. Et pour télécharger plus rapidement des films sur son téléphone, même le gouvernement dans ses appels à l’efficacité énergétique, et je dis bien efficacité parce qu’ils n’ont pas encore bien compris le sens du mot sobriété, encourage l’utilisation du Wifi qui consomme beaucoup moins d’énergie. La 5G est censée consommer 2 fois moins d’énergie que la 4G, mais c’est un cas d’étude pour l’effet rebond. Combien de temps avant que le volume de données transmises double par rapport à l’actuel ? Le gain sera effacé rapidement alors pourquoi ne pas en profiter pour apprendre à se contenter de ce que nous avons et se passer de la 5G.

Mr Mondialisation : Vous écrivez à propos de la relocalisation : « C’est un changement de paradigme profond, qui impliquera autant les citoyens que les entreprises, l’État et les collectivités. Ce n’est que par l’instauration d’une stratégie cohérente et coordonnée que nous pourrons acquérir une plus grande autonomie, pour améliorer notre résilience aux chocs à venir ». 

Alors que le modèle en place sert les privilèges d’une partie des acteurs que vous citez – dont les intérêts se situent donc plutôt dans la poursuite dudit modèle -,  est-il réellement possible de réunir tout le monde dans cette lutte qu’est la relocalisation résiliente ? 

Jérôme Cuny : Même si actuellement la dynamique de transformation part beaucoup de la population qui s’organise en associations pour lancer plein d’expérimentations, nous devons tout faire pour élargir le champ des acteurs impliqués dans cette transformation profonde. C’est une transformation systémique qui va toucher tous les secteurs aussi bien privés que publics. Mon expérience de terrain me montre que les collectivités sont très actives et s’engagent sur des expérimentations et des réflexions générales plus audacieuses que l’État ou les entreprises. C’est un très bon signe que le spectre des acteurs s’élargisse déjà. Et les crises récentes, COVID, post-COVID et guerre en Ukraine, ont réveillé beaucoup de gens sur la hiérarchisation des besoins. Même les plus privilégiés sentent que le système est fragile. Soyons optimistes, même si nous savons que les résistances seront nombreuses.

Mr Mondialisation : Vous alertez à plusieurs reprises quant au risque latent de greenwashing que comporte notre désir de transition : ce danger des demi-mesures qui permet la résurgence de nos vieilles habitudes au sein de nos nouvelles perspectives. À quel point doit-on redouter la victoire idéologique de mirages tels que la « croissance verte » ou le « développement durable » (proprement impossibles) sur nos espoirs de lendemains plus respectueux des limites de la Terre ? 

« Les entreprises, tout comme l’Etat, sont entrées dans une phase de dissonance cognitive évidente ».

Jérôme Cuny : Aujourd’hui, la croissance verte et le développement durable sont bien installés dans le paysage idéologique et stratégique. Ce sont des concepts rassurants parce qu’ils s’inscrivent dans la continuité des mécaniques économiques des dernières décennies. La transition écologique ou croissance verte ne vise qu’à transformer les moyens : on remplace la voiture thermique par la voiture électrique par exemple. Aujourd’hui, il nous faut aller plus loin avec la redirection écologique qui appelle à remettre en cause aussi les finalités de nos activités. 

Mais attention, nous aurons besoin des résultats de la transition écologique, approche plus technique et technologique. Nous continuerons de consommer : donc autant faire que nos produits soient fabriqués aussi vertueusement que possible. Toutefois, nous ne pourrons pas l’appliquer au catalogue infini de produits à notre disposition aujourd’hui. Il va nous falloir faire des choix. A nouveau, les crises récentes ont déjà pointé les limites de la croissance verte qui ne nous donne ni autonomie ou résilience supplémentaire.

Et chaque année qui passe, les entreprises présentant leurs résultats extra-financiers montrent qu’elles ne parviennent pas au fameux découplage chiffre d’affaires-impacts environnementaux que la croissance verte nous promet. Les entreprises, tout comme l’État, sont entrées dans une phase de dissonance cognitive évidente. Cela ne va faire que s’amplifier et la rhétorique croissance verte/développement durable va rapidement vaciller je pense.

Mr Mondialisation : Vous écrivez « Avec la délocalisation de notre production industrielle, nous avons délocalisé toutes les pollutions qui l’accompagnent ». En toute logique, relocaliser, sans repenser nos modes de production et consommation avec sobriété, c’est aussi risquer de réindustrialiser et donc de réimporter sur le territoire toutes les émissions de gaz à effet de serre que nous avions jusque-là déléguées à d’autres régions du monde. Cette charge, vous dites que nous devons enfin l’assumer, d’autant qu’ici ou ailleurs, elle finira par nous atteindre (l’écosystème Terre étant un tout indivisible).

Face à ce double défi (relocaliser sans polluer), les solutions technophiles fleurissent. Or, vous mettez en garde contre ces nombreuses promesses de captation de carbone : ces innovations miracles sont extrêmement limitées. C’est donc sobriété ou rien ? Et cette sobriété, est-elle assez puissante pour véritablement faire le poids comparé à des solutions technologiques ? 

Jérôme Cuny : Les solutions technophiles visent pour certaines à réduire les impacts environnementaux pendant la production, approche intéressante à conserver. Or, pour d’autres, à réparer les impacts, pas inutiles mais peu intéressantes parce qu’il nous faudrait surtout réduire la partie ‘réparation’ en ayant réduit les impacts en amont. Mais comme je l’ai déjà indiqué, les améliorations apportées par ces technologies ne sont pas dans les ordres de grandeur nécessaires pour respecter les limites planétaires. Et chaque gain d’efficacité obtenu est en grande partie effacé par l’augmentation du volume de production requise par l’exigence de croissance.

« Nous ne pouvons pas attendre la technologie magique. Et plus nous attendrons, plus la technologie devra être magique…».

Donc, oui, la sobriété est la seule solution efficace pour réduire nos impacts environnementaux de manière significative et efficace dans un temps ‘court’. Nous ne pouvons pas attendre la technologie magique. Et plus nous attendrons, plus la technologie devra être magique pour compenser les impacts environnementaux qui se seront accumulés.

Étant donné la réduction d’accès au pétrole qui se profile dans les 10-15 ans, soit nous subirons une récession, soit nous aurons le courage de planifier notre sobriété progressivement.

Relocaliser, Jérôme Cuny en collaboration Isabelle Brokman, Fake or Not, Tana Editions. Illustré par @sarahfouquetdesign

Mr Mondialisation : Pour revenir un peu sur notre histoire : vous expliquez que 1950 a représenté l’avènement soudain du tout-voiture, tout-électroménager, tout-pétrole, tout-pétrochimique, tout-plastique… et, en somme, tout-jetable. Les Français entrent alors dans le tout-consommable : le consumérisme. Mais globalement : « Jusqu’aux années 1970, l’industrie produit pour répondre à des besoins ». Tandis qu’ensuite : « par une inversion des priorités, la croissance du PIB devient l’objectif unique des politiques économiques ». Ce que vous décrivez-là, certains le définissent comme le fait que la machine nous aurait échappé, d’autres nomment ce revirement « nécro-capitalisme », sorte de monstre autonome qui croît à présent sans autre but que sa propre et perpétuelle lancée destructrice. 

Premièrement : l’inversion des priorités de notre modèle économique était-elle vraiment évitable ? Ne serait-elle pas en réalité propre au capitalisme par nature, destiné à nous glisser entre les doigts car fondé sur des valeurs de croissance exponentiel qui dépassent, de fait, l’échelle humaine ? Et en second lieu : cette inertie est-elle encore à notre portée ? Peut-on encore espérer avoir la moindre influence sur elle ? 

Jérôme Cuny : Je ne crois pas du tout que la machine nous ait échappé. Dans le courant des années 1970, un choix politique clair a été fait de « libéraliser » l’économie : retirer progressivement le pilotage par l’Etat pour laisser le marché décider. Cela a été accéléré par les crises pétrolières dans la même période mais dans tous les cas, le niveau d’équipement des ménages étant déjà élevé à cette période par rapport à la fin de la deuxième guerre mondiale, la croissance allait nécessairement ralentir. Il fallait donc trouver de nouveaux leviers pour maintenir le niveau de profits d’où la génération de nouveaux besoins, la baisse des coûts de production, etc…

Certains diront que c’est dans la nature humaine d’en vouloir toujours plus, et de vouloir optimiser ses choix individuels (homo-économicus) et que le capitalisme n’est que l’expression de cette nature. D’abord, les humains avant d’avoir accès à la puissance de l’énergie du pétrole se sont contentés de ce qu’ils avaient pendant des siècles. Le surplus et l’ostentatoire sont devenus des marqueurs sociaux dans l’ensemble depuis moins d’un siècle. Ce n’est pas un trait naturel inévitable. 

« les limites physiques de notre planète ne peuvent pas être remises en cause. Le fonctionnement de notre économie, lui, ce sont les humains qui l’ont inventé, pas les règles physiques de l’univers ».

Ensuite, les limites physiques de notre planète ne peuvent pas être remises en cause. Le fonctionnement de notre économie, lui, ce sont les humains qui l’ont inventé, pas les règles physiques de l’univers. Le système économique spécifique dans lequel nous vivons a à peine 50 ans.

Nous pouvons le retransformer à nouveau. Mais c’est vrai que cela nécessite entre autres que la population se réapproprie ce sujet de l’économie et de la production. Que ce ne soit plus un sujet hors sol qui nous semble hors de portée. Au bout de la chaîne, c’est nous qui consommons. Nous avons encore un pouvoir très significatif par la modification de la demande. Il faut s’en emparer et l’étendre encore plus.

Mr Mondialisation : En parlant d’échelles, vous rappelez à propos de la délocalisation industrielle que  « les accords internationaux organisent le business : l’APEC, le G15, l’ALENA, l’OMC, le GATT, marché unique de L’UE, … » Tous ces rouages politiques d’un autre monde ne rendent-ils pas la tâche impossible, voire désuète à échelle de consommateur, pour les citoyens lambdas ? 

Jérôme Cuny : Dès lors que vous prenez le temps d’étudier les produits que vous achetez (provenance, composition,..), vous reprenez déjà du pouvoir. Le choix très large de produits et de déclinaison de chaque produit disponible donne le pouvoir de trier et appliquer des valeurs à l’acte de consommation. Pour certains types de produits, on peut déjà trouver des offres plus locales. Et lorsque ce n’est pas possible pour cause d’absence d’offre ou parce que le prix ne vous permet pas de l’acheter, il faut se demander si vous avez vraiment besoin de ce produit. Et si oui, le garder le plus longtemps possible. 

« Ta conso fait l’industrie, et l’industrie fait ta conso ». 

Moins vous achèterez, plus vous ralentirez ce flux international continu de marchandises facilité par les accords internationaux. Le but de ces accords internationaux est d’augmenter les échanges. Si le consommateur ne joue plus le jeu, le flux tendu d’approvisionnement va ralentir, se simplifier et s’adapter à la demande qui se transforme. De nombreux acteurs, dont même Larry Fink, le patron du très gros fond d’investissement Black Rock, reconnaissent que la mondialisation a atteint un plafond, et que la tendance va s’inverser.

Mr Mondialisation : À propos de consommation responsable, retenons votre formule : « nous avons pris l’habitude d’un accès continu à tous les produits possibles ». Car, en effet, en un clic, chacun peut commander sur les plateformes de multinationales douteuses des objets fabriqués en Chine, peut même les renvoyer à l’envie, peut se faire livrer des plats du monde entier en quelques minutes, peut combler les moindres lacunes de son confort. Un confort qui grimpe en exigences à mesure qu’il est justement comblé. 

Or, quand on zoom sur les quotidiens des gens : le travail, les injonctions sociales, les activités personnelles, les enfants, la famille, les tâches domestiques, le repos, sont autant de temps de cerveau indisponible, autant de priorités qui ne permettent pas de se consacrer à la déconstruction et reconstruction (longue et difficile) de tout un réseau d’habitude que vous proposez de mener. Et même une fois ce temps à disposition, peu sont ouverts à l’idée de sacrifier des plaisirs, des réconforts ou des récompenses qui permettent de sortir du quotidien. C’est un deuil qui demande un temps d’information, de réflexion, de digestion et d’application difficile d’accès pour une majeure partie des français. Dans ces conditions, peut-on encore espérer sortir de cette spirale infernale ? 

Jérôme Cuny : Vous décrivez très bien le quotidien de beaucoup de français et vous appelez presque naturellement la solution que nous devrions appliquer : RALENTIR. Il y a bien sûr des activités qui sont des contraintes fortes (sortie de l’école, le travail,..) mais d’autres que vous citez qui pourraient être reconsidérées dans leur niveau de priorité : les injonctions sociales et les activités personnelles par exemple. Savoir renoncer à certaines activités pour ralentir son rythme de vie est difficile. Nous avons tous des attachements forts et pas toujours autant de liberté que nous le souhaiterions, et cela s’empire lorsque vos revenus sont plus faibles. Mais beaucoup de personnes oublient qu’elles ont cette option de ralentir parce que notre société survalorise le fait d’être « très occupé », « de se dépasser en faisant toujours plus ». Cela implique de remettre en cause certaines normes sociales. 

« Autant le mot décroissance ou même sobriété peut faire peur, autant le mot ‘ralentir’ parle à beaucoup de mes interlocuteurs qui ont conscience qu’ils courent dans une roue sans fin ».

Mais j’ai pu observer dans la dernière entreprise que j’ai dirigée qu’une partie croissante de la nouvelle génération de salariés a une relation plus distante avec la valorisation sociale par le travail. Ils veulent pouvoir prendre des vacances longues. Ils peuvent refuser un CDI après un CDD pour changer de poste et explorer différentes options professionnelles ou personnelles. Les appels à la bifurcation de plusieurs étudiants de grandes écoles en est un symbole. Ces jeunes sont souvent libres de contraintes familiales par rapport à des personnes plus âgées bien sûr, mais je pense que cela reste représentatif d’un changement de mentalité progressif qui va se diffuser doucement dans la société. Autant le mot décroissance ou même sobriété peut faire peur, autant le mot « ralentir » parle à beaucoup de mes interlocuteurs qui ont conscience qu’ils courent dans une roue sans fin.

Relocaliser, Jérôme Cuny en collaboration Isabelle Brokman, Fake or Not, Tana Editions. Illustré par @sarahfouquetdesign

Mr Mondialisation : Ralentir, donc, et être attentif à sa consommation pour la rendre la plus locale possible. Mais vous expliquez aussi qu’il est très difficile de consommer 100% français, a cause de petits éléments qui sont presque systématiquement importés, ou sont fabriqués à partir du pétrole ou d’une autre extraction venue d’ailleurs. Les « deux tiers au moins » de nos consommations sont importés. Que faire face aux nombreux abus de langage concernant le Made in France qui rendent nos courses plus confuses encore ? 

Jérôme Cuny : Le label Made in France présente un certain flou, c’est sûr. Donc aujourd’hui, si vous ne passez pas un peu de temps à explorer ce que raconte le fabricant sur son produit, il est difficile de savoir ce qui se cache derrière le Made in France.

D’ailleurs la législation européenne n’oblige même pas les fabricants à indiquer la provenance de leurs produits. Le label Origine France Garantie est lui un peu plus précis. Il requiert qu’au moins 50% du prix de revient unitaire du produit soit acquis en France et que les caractéristiques essentielles du produit soient acquises en France. Il reste encore un flou sur le sujet des caractéristiques essentielles mais ce label a le mérite d’exister. Ce n’est donc pas parfait mais cela constitue une base qui pourra être améliorée dans le temps au fur et à mesure que la relocalisation prend tout son sens.

Mr Mondialisation : Nous avons parlé jusque-là de la majorité des français, mais qu’en est-il des minorités les plus riches qui polluent le plus, voyagent le plus, consomment le plus intensément la mondialisation économique à travers leurs modes de vie internationaux ? Selon Oxfam, les 10% des plus riches génèrent 50% des émissions mondiales : Comment s’assurer que la « fin de l’abondance » ne s’applique pas seulement aux plus précaires ?

Jérôme Cuny : Pour la partie de la population avec les plus hauts revenus qui consomment le plus, et donc pollue le plus, il faudra sûrement en passer par des réglementations sous différentes formes. Appliquer des impôts beaucoup plus progressifs sur les hauts revenus, ajouter une taxe sur le kérosène pour les avions pour très fortement augmenter les prix, peut-être instaurer un quota carbone, même si je suis peu convaincu par cette proposition. Il y aura besoin d’appliquer de la contrainte.

Il est souvent reproché à la sobriété ou à la décroissance de potentiellement mettre en danger les conditions de vie des plus précaires. Mais c’est tout le contraire, une révision en profondeur de notre système socio-économique sera bénéfique pour les plus précaires. Ce doit même être la boussole de la transformation de notre société. Les ménages avec les plus bas revenus consomment peu et polluent donc peu. Il faut que toutes les réglementations soient pensées pour ne pas les affecter. En appliquant des règles, lois, taxes ou impôts qui visent à réduire les impacts environnementaux, il est indispensable de cibler la consommation excessive avec les plus forts impacts.

Mr Mondialisation : Vous écrivez aussi que « Notre indépendance s’est dissoute dans la mondialisation avec l’explosion de nos besoins »  Mais pourrait-on dire qu’elle s’est surtout dissoute dans la création permanente de besoins par un marché qui – contrairement aux fantasmes – ne s’auto-régule pas et permet à chaque business de repousser les limites du neuro-marketing et de la publicité pour inventer aux citoyens, et surtout aux citoyennes (plus ciblées par les injonctions marketing), de nombreux complexes et du vide à compenser ? Autrement dit, les besoins ne sont-ils pas surtout le fait de la publicité, explicite ou implicite, tout comme la surconsommation est surtout le fait d’une surproduction qu’il faut écouler à tout prix et que le commun des mortels peut difficilement contrer à grande échelle ?

Jérôme Cuny : Tant que la croissance économique sera la boussole du fonctionnement de notre société, elle cherchera à motiver la consommation. C’est vrai qu’il serait indispensable que chaque citoyen apprenne à décrypter les centaines de sollicitations reçues chaque jour pour faire le tri et se réapproprier la définition de ses besoins. C’est un vrai sujet d’éducation populaire prioritaire à mon avis. Et de l’autre côté, je pense qu’une évolution vers plus de sobriété de consommation passera nécessairement par une régulation beaucoup plus forte de la publicité sous toutes ses formes. Mais il faut tout de suite en estimer les conséquences. Enormément d’activités vivent grâce à la publicité. Et le secteur de la publicité emploie des dizaines de milliers de personnes. Comme la transformation de la mobilité, la transformation de la publicité doit être organisée et planifiée. Aucun sujet ne peut être réfléchi en silo mais doit être considéré avec une vision systémique.

Mr Mondialisation : Un chiffre est particulièrement marquant : alors qu’on a l’agréable impression que les relocalisations vont bon train, entre 2009 et 2020, seulement une centaine d’entreprises relocalisent en France tandis que 466 délocalisent dans le même temps. A ce stade, est-ce que chaque relocalisation compte vraiment ? 

Jérôme Cuny : Il est vrai que les relocalisations au sens classique du terme pèsent peu dans la balance de la production et de la création d’emplois sur notre territoire, même s’il y a une petite accélération depuis 2021 avec le programme France Relance. Cependant, étant donné que je propose une nouvelle définition de la relocalisation, je me détache de cette considération. Il ne faut plus s’obnubiler avec l’idée de ramener les usines qui se sont délocalisés mais ne pas hésiter à planifier d’en construire des nouvelles focalisées sur la production de biens essentiels avec des critères environnementaux forts qui nous permettront de respecter les limites planétaires.

Mr Mondialisation : Vous rappelez aussi à juste titre qu’une réindustrialisation de l’hexagone sans vision écologique profonde est synonyme d’artificialisation des sols. Or, que de nombreuses espèces sont déjà menacées par la bétonisation des sols et que la  loi Climat et Résilience a même inscrit l’objectif de  « zéro artificialisation nette » en 2050.  A la lumière de ces enjeux, les nombreuses luttes locales contre les nouveaux projets industriels semblent un rempart essentiel pour protéger la biodiversité et défendre un véritable localisme, sous forme plus sobre d’ateliers, d’artisanat et autres modèles de production à échelle humaine. Comment percevez-vous ces nouveaux fronts de lutte ? 

Jérôme Cuny : Ces fronts de lutte sont indispensables mais il nous faudra appliquer du discernement parce que penser que nous n’achèterons plus que des biens artisanaux n’est pas réaliste avec une population de 67 millions d’habitants. Je ne fais pas l’apologie de méga-usine ou méga-entrepôt mais il nous faudra trouver la bonne échelle de taille de production pour garder un ancrage local fort tout en répondant aux besoins. J’aime l’idée du multi-local. En fonction de la complexité des produits et du volume de la demande, nous pourrons avoir un spectre de sites de fabrication allant de Fablabs et d’artisans, à des PME régionales puis à des usines plus complexes résultant de collaborations européennes. 

Concernant le foncier, entre les friches industrielles, et toutes les usines qui produisent des biens qui seront éventuellement considérés comme non essentielles et donc fermées, nous aurons à notre disposition un stock de foncier et d’usines disponibles pour construire un maillage industriel cohérent avec une stratégie de sobriété : produire des biens de qualité, durable, réparable et répondant à des besoins essentiels en appliquant des critères environnementaux réalistes mais strictes. 

Donc ces luttes font sens mais il ne faudra pas oublier qu’aucune production est sans impact. Il faudra donc sûrement en accepter. Lesquels ? pour quelle production ? C’est un débat démocratique à initier rapidement.

Relocaliser, Jérôme Cuny en collaboration Isabelle Brokman, Fake or Not, Tana Editions. Illustré par @sarahfouquetdesign

Mr Mondialisation : Vous concluez par un appel ferme à la sobriété. Relocaliser intelligemment, passera forcément par la fin des SUV ou des smartphones. Certains vous opposeront et vous opposent sûrement déjà des peurs comme celle d’un retour au modèle « Amish ». Qu’y répondez-vous ? 

Jérôme Cuny : Nous devrons sûrement abandonner la généralisation des voitures très lourdes comme les SUV, mais nous n’aurons pas à abandonner les smartphones. Par contre, nous devrons les garder beaucoup plus longtemps pour être cohérent. 

« L’idée de sobriété est nouvelle dans un système qui pousse à l’accumulation depuis au minimum 40 ans ».

L’appel au modèle Amish en réaction à la sobriété est une réaction naturelle. L’idée de sobriété est nouvelle dans un système qui pousse à l’accumulation depuis au minimum 40 ans. Cela semble donc une idée radicale, à laquelle beaucoup de personnes réagissent avec une image de sobriété radicale. Mes interlocuteurs ont conscience que je n’en appelle pas à un tel modèle mais comme nous manquons de références vis-à-vis de la sobriété, cela génère de l’inquiétude. Etant donné que la majorité de la population imagine cette sobriété comme une simple réforme du système socio-économique actuel, ils imaginent donc en fait une récession : une organisation similaire mais qui ralentit et donc qui ne fonctionne plus. 

Mais la sobriété appelle à une transformation profonde où, par exemple, les entreprises ne peuvent plus seulement avoir une responsabilité sociale mais beaucoup plus concrètement un rôle social, au-delà d’un simple rôle économique. Je présente alors souvent certaines propositions d’un modèle de sobriété, que ce soit la réduction du temps de travail, ou différentes formes d’organisation de la mobilité en l’associant toujours à l’idée de ralentissement de nos rythmes de vie. L’idée de ralentir son rythme de vie et de se réapproprier démocratiquement le contrôle sur des pans entiers de sa vie résonne avec le sentiment de beaucoup de personnes que notre société a été trop loin dans son exploitation de la nature et des humains même.

Je dois avouer que la crise COVID puis la guerre en Ukraine et leurs conséquences ont éclairé beaucoup de monde sur les incohérences flagrantes de nos modèles. : quels métiers sont vraiment valorisés ? Est-ce que le fait de ne plus pouvoir acheter tout ce que je veux a vraiment enlevé du sens à ma vie ? Ces évènements nous ont amenés à nous poser des questions qu’on ne se posait que rarement avant. Je sens une évolution dans les réflexions et postures de la population.

Mr Mondialisation : Pour finir sur une note positive, quel est l’exemple de relocalisation réussie que vous pourriez partager avec nos lectrices et lecteurs ? 

Jérôme Cuny : J’ai l’impression que c’est dans l’habillement que les initiatives sont les plus évidentes et visibles. Des entreprises comme LOOM, Le Slip Français ou 1083 proposent des vêtements fabriqués en France en grande partie en se posant des critères écologiques pertinents sur les matériaux utilisés pour la durabilité ou la distance avec les différents fournisseurs par exemple. Ils font tout pour bien comprendre leur chaîne de production et donc leur chaîne de valeur et d’impact. Je trouve intéressant que LOOM annonce clairement son souhait de ne pas pousser à la consommation et adapte sa communication selon cette conviction. Le fait qu’ils aient fait rentrer des clients au capital de leur entreprise est aussi un signe fort d’une autre approche de l’entreprise fondée sur la coopération avec ses différentes parties prenantes allant des fournisseurs jusqu’aux clients. Et ces 3 entreprises n’ont pas été rapatriées, mais ont toujours été installées en France. Elles s’ancrent dans un territoire avec une autre relation à leurs produits, aux fournisseurs et aux clients. C’est l’esprit d’une nouvelle relocalisation.

Pour prendre le contrepied du faste de Noël et ralentir dès cette nouvelle année via des actes concrets et réfléchis : Relocaliser est disponible en librairie locale et indépendante, pour soi, mais surtout pour ses proches les plus récalcitrants.

En conclusion

Merci à Jérôme Cuny d’avoir pris le temps de discuter avec Mr Mondialisation. Dans Relocaliser, il aborde encore des myriades de nuances, dont l’angle mort de la reconversion professionnelle, l’enjeu de l’égalité sociale face à la relocalisation, les conséquences actuelles et a venir sur les pays du Sud, comme l’esclavage (dont nous nous nourrissons indirectement) et ce qu’il s’agira d’en faire, le rôle de l’État dans tout cela, la temporalité dans laquelle on sera obligés d’inscrire la désindustrialisation de notre relocalisation,… Le tout, sous forme de graphiques ludiques et parfaitement lisibles.

En effet : « Souvent les faux arguments des uns se heurtent aux intuitions des autres » observe la collection Fake or Not. De fait, n’y voyant plus très clair, on se méfie de tout. Or, du scepticisme à la paranoïa il n’y a qu’un pas. Alors, pour éviter de le franchir, Relocaliser nous aide à mettre de l’ordre dans tous nos flux d’informations contradictoires en regroupant un ensemble de faits avérés, mais également de questions à résoudre ou qui sont encore sujettes à débat. Tout y est transparent, accessible, sourcé et facilement vérifiable, offrant un support fiable et pratique à propos des problématiques actuelles et citoyennes. L’occasion de transformer nos discussions en moments véritablement constructifs.

D’autant qu’après ces pages de remise à niveau citoyenne, un quiz final permet de savoir quel consommateur nous sommes et, surtout, quel citoyen nous pourrions devenir. Car Relocaliser est, comme à chaque fin de Fake Or Not, accompagné d’un petit guide efficace et particulièrement riche, point par point, pour relocaliser à son échelle, puis pousser la lutte toujours plus loin… Tout est donc là, à portée de connaissances, mais encore faut-il oser y jeter un œil ? 

– Propos recueillis par Sharon H.


Photo de couverture @Pat Whelen/Unsplash

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