Installant la première femme au poste le plus important de la mairie de Madrid, l’élection de Manuela Carmena, le 13 juin 2015, a mis fin à un règne sans partage du PP long de vingt-six printemps. En plus de placer le citoyen au cœur de ses préoccupations, cette ancienne retraitée de soixante-treize ans réinvente la fonction de maire avec un style sobre et une implication politique en faveur des plus démunis.
Son parcours politique commence en 1965, lorsqu’elle adhère au Parti communiste espagnol, à l’époque interdit, bien que la jeune femme n’en embrasse pas l’idéologie : « J’ai fait un pacte avec moi-même, j’adhère au parti communiste mais je ne suis pas communiste, je n’ai jamais voulu appartenir à personne, je me sens libre » confie-t-elle au journaliste d’Arte. Au même moment, elle décroche une licence de droit et choisit de défendre les intérêts des travailleurs et des détenus sous la dictature franquiste.
Cette juriste de vingt-et-un ans montre ainsi déjà tout son courage et le désir de justice qui caractérisera son mandat à la mairie de Madrid, cinquante ans plus tard. Après une défaite aux élections législatives de 1977, les premières depuis la chute du général Franco, elle se lance dans une carrière de juge et officie plus spécialement dans la lutte contre la corruption. Progressivement, elle monte les différents échelons pour terminer au poste de doyenne des juges de Madrid. Elle prend sa retraite en 2010 mais demeure très active en participant notamment au mouvement contestataire des Indignés sur la Puerta del Sol. C’est en 2015, sous la pression de ses camarades, qu’elle accepte, presque à contrecœur, de se présenter aux élections municipales, élections qu’elle remporte face à la candidate du Parti Populaire, Esperanza Aguirre. Commence alors pour cette ancienne retraitée une nouvelle vie qu’elle placera sous le signe du devoir citoyen.
Une élue à l’écoute du peuple
Très vite, son style tranche avec celui de ses prédécesseurs. La première mesure de la maire fraîchement élue : baisser son salaire de 55% ainsi que le nombre de voitures de fonction. En effet, señora Carmena n’a pas besoin d’une armée d’automobiles suréquipées, l’ancienne juge utilise les transports publics, bus et métro, comme elle le faisait avant son mandat, quand elle était une simple citoyenne au milieu de la foule. De même, pour les repas, n’espérez pas croiser l’élue dans les restaurants huppés de la capitale espagnole, madame les prend dans son bureau, à la mairie, en compagnie de son équipe. Un engagement assez peu commun.Les mauvaises langues parleront d’un coup de communication, mais celle qui se considère comme « une femme politique occasionnelle » exerce le pouvoir comme elle régit sa vie, avec franchise et sobriété. Désireuse de garder le contact avec les Madrilènes, elle se rend tous les mois dans les quartiers populaires afin de rencontrer les habitants. Après le tour d’une école, d’une crèche ou d’une association, selon les obligations de l’agenda, elle se rend à la mairie de quartier afin de discuter de la politique municipale avec les citoyens. Tous peuvent alors lui partager leurs craintes ou leurs désirs. Une manière, pour l’ancienne juge d’application des peines, de faire participer le peuple à la politique de sa ville, elle qui considère la démocratie représentative (dont elle est issue) comme limitée, n’hésitant pas à la critiquer ouvertement : « lorsqu’une personne est représentée par une autre, cela indique une certaine ‘’ faiblesse ‘’ du représenté. A force de rabâcher que la politique est un sujet difficile, on laisse les citoyens croire que d’autres sont plus qualifiés qu’eux pour régler leurs problèmes » déclarait-elle à Télérama. Un exercice du mandat aux antipodes des tendances en vogue dans les grandes capitales européennes.
Le social, au cœur des préoccupations
Après la crise économique de 2008, l’Espagne essuie une crise du logement sans précédent. Une vague d’expulsions frappe alors les plus pauvres, laissant des milliers de familles sans domicile. La politique de relogement sera l’une des promesses phares de la candidate d’Ahora Madrid. Une fois élue, Manuela Carmena réussit à récupérer les logements vacants après des négociations intensives auprès des principales banques du pays. Le relogement est aujourd’hui en bonne voie, malgré les problèmes d’occupations illégales qui entravent encore la pleine réussite du projet. La maire de Madrid prévoit également la construction d’habitats sociaux, projet au combien important dans une ville qui abrite 16% de chômeurs pour trois millions d’habitants et qui, de plus, demeure la capitale européenne la moins bien équipée dans ce secteur immobilier.
Sur le plan écologique aussi, l’ex-juge ambitionne de faire bouger sa ville. De passage à Paris, en marge de la conférence sur le climat, elle déclarait au journal Libération, le 4 décembre 2015, vouloir « repeindre Madrid en vert » de manière concrète. Pour ce faire, elle compte sur un développement des jardins partagés, une promotion des moyens de transport alternatifs et sur une interdiction des véhicules polluants dans le centre-ville. Durant son mandat, elle souhaite investir pas moins d’un million d’euros dans l’écologie de sa ville. L’heure n’est pas encore au bilan et la route est encore longue pour celle qui avoue compter les jours avant de retrouver sa retraite tranquille. Force est d’admettre cependant qu’une politique écologique et sociale n’est pas nécessairement le gouffre financier que les économistes télévisuels nous promettent systématiquement. La mairie de Madrid à d’ailleurs réalisé une économie de près d’un milliard d’euros depuis la prise de fonction de sa nouvelle locatrice, un chiffre record qui devrait chatouiller les méninges des plus sceptiques.
Quand on l’interroge sur ses ambitions politiques, Manuela Carmena répond qu’elle n’en a pas. L’exercice de son mandat est un épisode de sa vie, il n’appelle à rien d’autre qu’à lui-même. Dans une interview accordée à Télérama, l’ex-magistrate s’indigne contre la politique de parti qui est à l’œuvre dans l’ensemble des démocraties du monde et n’épargne pas celui de Pablo Iglesias, soutient pourtant crucial dans son accession à la mairie de Madrid : « Ce parti a désormais la même structure formelle que n’importe quel autre. Podemos aurait dû rester un mouvement, et ne jamais devenir un parti. Les partis finissent par vous broyer » affirme-t-elle.
Plus qu’une façon de diriger un pays ou qu’une simple orientation idéologique, c’est une véritable réflexion sur le système des démocraties occidentales que le mandat de cette ovni politique, issu de la société civile, nous invite à faire. En remettant la notion de citoyenneté au cœur de son engagement, Manuela Carmena n’a-t-elle pas simplement débarrassé la fonction d’élu du folklore médiatique qui l’entoure partout ailleurs, de ces guerres de pouvoirs et de ces affaires de corruptions répétées ? N’est-elle pas un symbole de ce que devrait être une démocratie ? Le pouvoir pour le peuple avec l’intérêt commun comme seule priorité. À l’heure où Podemos continue de s’embourber dans des oppositions internes, devenant inexorablement un parti comme un autre, la maire de la capitale espagnole nous montre que les plaintes des indignés, réclamant une politique différente, criant sur la Puerta del Sol un jour de mai 2011, ne se sont pas bêtement perdues dans le ciel brûlant de la Castille. Puissent-elles, un jour, venir résonner dans les oreilles de nos élus.
https://www.youtube.com/watch?v=DKYVmiwgPoI#t=27m02s
– Tristan Barra
Source : Monde / Télérama /Libération/L’Express