Vous en avez sûrement entendu parler : Andrew Tate, millionnaire kick-boxer et influenceur ouvertement misogyne, adulé par des millions de personnes sur Internet, et récemment calmé par la jeune Greta Thunberg, a été récemment arrêté. Avec son frère, il est accusé de viol et soupçonné de faire partie d’un groupe criminel alimentant la traite d’êtres humains. Selon l’enquête, le binôme recrutait des femmes en vue de les forcer à travailler dans la pornographie, de quoi générer de très importants revenus. Andrew Tate, ultra-libéral convaincu, est surtout connu pour être un fer-de-lance de « l’anti-wokisme », actif contre tout ce qui draine des valeurs humanistes et menacerait le capitalisme. Il symbolise aujourd’hui une caricature indéniable du « beauf de droite », aussi abjecte que paradoxalement populaire. Mais quelles sont les valeurs et perceptions du monde actuel qui permettent la réalisation d’un tel personnage ? Edito.


Nous vivons une époque extraordinaire ! La communauté scientifique sonne l’alerte dans tous les domaines depuis des années : chute de la biodiversité, zones mortes dans nos océans, dérèglement climatique, acidification ou montée des eaux, mort des terres arables, extinctions massives, pollution de l’air, de l’eau et de tout ce qu’on oublie. Côté social, c’est tout aussi réjouissant… L’humanité n’a jamais été aussi productive de son histoire, mais les écarts de richesses se creusent encore, avec une minorité plus riche que jamais qui aime à faire croire aux consommatrices et consommateurs qu’eux aussi peuvent en arriver-là s’ils sont assez méritants – même s’il n’y a pas assez de place au sommet d’une architecture proprement pyramidale et que le mérite est une notion douteuse qui réduit l’humain à sa productivité, nie le droit élémentaire à vivre dignement, ainsi que les bases du précieux Contrat Social. 

 

Enfin, la croissance touche à ses limites systémiques et la perspective d’effondrements multiples, en première ligne de laquelle sont jetés en pâture les plus vulnérables, est plus palpable que jamais.

Mis à part ça, tout va bien ! Les super riches font la fête, la consommation des ménages tourne à plein régime et nous nous endettons sur des générations de manière à garantir l’activité humaine à marche forcée pour les siècles à venir.

Et pendant ce temps, la droite réactionnaire, dont la pensée négationniste de la réalité semble avoir gangrené de nombreux esprits, distille son narratif : « Le vrai problème de notre temps, c’est le wokisme, les trans, les immigrés et la couleur de peau des personnages de Disney« . Bref. C’est le voisin qui réclame légitimement ses droits trop longtemps retirés, plutôt que ceux-là mêmes qui les leur ont retiré.

Ces sujets étant particulièrement clivants, donc rémunérateurs, la plupart des médias marchands en ont fait leur marronnier, alimentant sans fin de nouvelles polémiques stériles bien souvent créées de toutes pièces ou importées des États-Unis. Après des années de matraquage mental, beaucoup se sont persuadés que « le wokisme » mettrait en danger la société. Or, le wokisme n’est qu’un fantasme, un bouc-émissaire, un fourre-tout bien pratique contre les revendications politiques qui bousculent les pouvoirs en place, comme l’a été « islamo-gauchiste » ou « bobo-vegano-dit-un-mot-marxiste » ; bref, un terme générique pour caricaturer tout militantisme portant des valeurs dites historiquement ou idéologiquement de gauche, ou prenant simplement la défense des minorités, des groupes vulnérables ou oppressés, en vue d’une égalité de droits et culturelle, grâce à des déconstructions sociales sur la base de constats sociologiques. Un terme qui permet, entre autres, de balayer malhonnêtement toute remise en question sérieuse de la société. 

Mais quelle société ? Celle, justement, qui a tout à perdre dans cette refonte constructive et légitime menée par une convergence des luttes. Celle que représentent précisément toutes les personnes jusque-là privilégiées par notre vieux monde et qui ne veulent surtout pas céder leurs avantages historiques. On y compte par exemple les plus riches du modèle capitaliste, qui protègent ardemment leurs monopoles, tout en se targuant d’être les défenseurs de la liberté vraie, à travers un discours anti-woke et des artifices antisystèmes… Mais aussi absurde que s’avère cette stratégie rhétorique d’inversion des rôles à dessein de conservation du modèle en place, il faut croire qu’elle trouve un écho auprès d’un public qui y perd pourtant au change.

Ces figures du capitalisme trouvent ainsi un relai au sein même de leurs victimes, qui sont autant de citoyens et citoyennes acquis au dogme de la prédation dans le bien triste espoir de devenir le prochain Elon Musk ou Jeff Bezos, au détriment de tout ce qui les entoure, des gens au climat, en passant par la faune, la flore et la moindre éthique. Persuadés que la nature de l’humain est vampiriste, ils en oublient que nos plus grandes avancées sont nées de la collaboration et que le règne animal est également profondément mutualiste. Syndrome de Stockholm ou aliénation, une chose est sûre : ils font le jeu des puissants qu’ils croient dénoncer. 

Andrew Tate, jusqu’à Le Pen, Trump ou encore Elon Musk, hurlent tous sur leur réseau chaque jour, sans fin : « le danger, ce sont les gauchistes ». Le point commun de toutes ces figures du siècle ? Appartenir à la caste des super riches qui prétendent vouloir libérer le monde qu’ils dirigent pourtant d’un main de fer. Pour cause, nous ne vivons pas le triomphe des valeurs sociales et du partage, mais bien celui d’un capitalisme sauvage qui a transformé tous les hommes en loups pour les autres. L’Etat, lui, ne sert plus que de variable d’ajustement du marché global grâce à la trahison concertée de personnages « ni de droite ni de gauche », à l’image du président français Emmanuel Macron. Assez amusant, donc, de voir ces personnages totalement soumis au capitalisme parler de « libérer les esclaves de la Matrice » alors qu’ils représentent ce modèle prédateur. Entendez bien : se libérer de la Matrice n’est pas pour ces personnages, ni pour leurs adorateurs, le fait de vivre simplement, de faire enfin le choix courageux de la décroissance heureuse et solidaire ou de remettre en question l’ordre économique dominant, mais bien de devenir riche à son tour en étudiant les méthodes les plus pernicieuses pour utiliser les autres à son propre profit.

Mais revenons à la réalité, là où des gens souffrent concrètement d’un modèle à bout de souffle : quelles sont les croyances et valeurs qui font qu’un Andrew Tate est devenu un modèle pour la droite réactionnaire ou, plus vulgairement, « un beauf de droite » ?

- Pour une information libre ! -Soutenir Mr Japanization sur Tipeee

 

La liberté totale : tout doit tourner autour de l’individu-roi

@Vidéo d’Andrew Tate en réponse à Greta Thunberg

Le fondement même de leur pensée : l’Ego humain comme moteur de la société en opposition à une vision collective de l’organisation monde. C’est une des grandes victoires du capitalisme moderne : avoir explosé l’esprit citoyen de communauté pour créer des individus-rois seuls face au marché. Désorganisé, désolidarisé, l’individu-roi a pour seul but de s’enrichir, seul, en soumettant sa force de travail qu’il croit aussi puissante que l’héritage ou les dispositions sociales (réseaux, éducation, lieu de vie,…) dont ont généralement bénéficié les plus riches. Les exceptions confirmant la règle…

Forcément, la minorité qui bénéficie de ce système individualiste a tout intérêt à en faire publiquement la promotion. Elle en possède d’ailleurs les moyens, mais également un statut social décisif dans la perpétuation du modèle. Exposer sa richesse ouvertement sur les réseaux sociaux permet, de fait, à la fois de populariser le néo-libéralisme et de valider son statut de dominant. Pendant ce temps, la réalité pour les masses est plus froide : instabilité, surmenage, anxiété, endettement à vie, études et dépenses quotidiennes coûteuses, soins de santé privatisés, privatisation des risques, déshumanisation, etc…

Sous les attaques répétées des conservateurs, l’Etat – qui est la manifestation institutionnelle de notre propre citoyenneté – abandonne peu à peu son rôle d’arbitrage pour livrer les individus à eux-mêmes, avec la promesse délirante d’une répartition naturelle des richesses à travers une nouvelle croissance synonyme de liberté infinie, de profusion asphyxiante et de chances de réussite égoïste. Antagoniste de l’entraide, l’individualisme est le pétrole de cette vision triste et criminelle du monde.

 

Le consumérisme porté au rang de religion

Un individu isolé, dont la seule aspiration est de s’enrichir pour se démarquer des autres, est un très bon consommateur. La santé du monde productiviste en dépend et ce depuis la révolution industrielle. Pour exister au regard des autres, l’homo-oeconomicus doit posséder et afficher.

Andrew Tate en est le parfait exemple. Chaque photographie est une mise en scène de ses richesses. Je possède donc je suis, dans sa forme la plus radicale. Sans autre valeur que sa réussite matérielle personnelle, Andrew Tate sans ses objets n’est plus qu’une coquille vide. Ce en quoi la figure d’opposition de Greta Thunberg, cible de ses moqueries (comme de celles de tant d’autres hommes plus âgés…), est éclairante. La jeune fille qui fait, a contrario, la promotion d’un mode de vie détaché du consumérisme n’a peut-être pas 33 voitures de sport, mais possède tout : une belle intelligence, des valeurs humanistes, un combat supérieur qui va au delà de sa propre personne et un mode de vie supportable pour cette planète, au-delà de tout ce que les anciennes générations trouvent à lui reprocher. Non, les possessions ne font pas l’Humain.

 

Incapacité à percevoir les rapports de force entre luttes de classes

Dans l’esprit d’un Andrew Tate, il n’existe pas de lutte des classes. Certes, il assume sa position de « dominant » à travers le prisme de l’accumulation monétaire, mais est incapable de comprendre les rouages qui font qu’un tel ou une telle en arrive à exploiter autrui.

Selon son prisme, le fait d’amener des femmes à se prostituer pour son compte personnel est simplement l’expression de sa supériorité qu’il voudrait naturelle. Selon ce prisme, ceux qui n’exploitent pas les autres comme lui sont simplement inférieurs.

Andrew Tate, comme la droite réactionnaire en général, ne peut accepter la formulation d’une lutte des classes car cela remettrait en question leur hégémonie, et jusqu’à leur existence même.

Dans le cas précis de l’influenceur, ceci relève peut-être plus du manque d’éducation et de valeurs humaines que du dessein strictement malfaisant, mais nul doute que son mépris et son audience alimenteront la popularité du dogme politique inhérent. 

 

Déféquer sur toutes les causes sociales

Un masculinisme toxique pour assurer une position de domination

Pendant des croyances naturalistes, le beauf de droite croit fermement et dangereusement que la femme est inférieure à l’homme et que, par conséquent, elle lui appartient. Un vieux diktat longtemps alimenté, en France, par les valeurs chrétiennes de l’Église Romaine dont l’essentiel de l’histoire repose sur la trahison de la femme, née d’une côte d’Adam, pécheresse par nature dont l’homme doit garder le contrôle. Une origine d’autant plus androcentrée qu’elle a été répandue par des sociétés patriarcales dont les décideurs étaient des hommes, restant entre hommes, et écrivant pour les hommes. Les productions religieuses, scientifiques et culturelles de ce passé proche, dont les femmes ont été volontairement écartées, constituent aujourd’hui les archives et le socle de nos connaissances collectives, ainsi biaisées.

Il suffit d’écouter les mots de Andrew Tate lui-même pour comprendre. Dans une récente interview, il affirmait des banalités d’une autre époque que sont : « Les femmes ne peuvent pas conduire. Si ça énerve des geeks comme vous, j’en ai rien à foutre. »

La femme devrait, selon lui et ses adeptes, obéir à l’homme et lui être soumise. Aussi, déclare-t-il de manière inquiétante :

« Vous ne pouvez pas être responsable d’une chose qui ne vous écoute pas. Je ne suis pas responsable d’un chien s’il me désobéit, ou d’un enfant s’il vous désobéit, ou d’une femme qui ne vous obéit pas ! »

Et qui dit propriété privée, dit « asset » de production capitaliste. Le pas est vite franchit : « Je pourrais ouvrir un club de strip-tease mais ça demanderait de l’argent et j’ai besoin de profits, j’ai besoin d’argent. Comment utiliser ces femmes pour me faire de l’argent ? » déclarait-il dans une autre interview. Dont acte, on reproche à l’influenceur d’avoir organisé un trafic sexuel à une échelle criminelle.

Cette violence et oppression, Andrew Tate et ceux qu’il représente les justifient par la prétendue supériorité naturelle de l’homme sur la femme. Un discours scientifiquement et moralement faux, mais surtout absolument terrifiant de bêtise et d’agressivité. Exit au passage toutes les sociétés vernaculaires et tribus matriarcales, voire égalitaires, le rapport de force entre les genres étant surtout un choix sociétal qui n’a rien de naturel. Là encore, le « beauf de droite » va nier ces réalités étudiées de société pour fabriquer sa propre vérité sur fond d’intérêts et volontés individuelles saupoudrées de naturalisme sélectif.

 

Il reconnaît parfois la crise écologique… mais croit surtout en la Croissance infinie !

Autre classique : les scientifiques mentiraient tous ! à l’exception, bien entendu, des 0,1% de scientifiques climatosceptiques financés par différents lobbys dont l’industrie pétrolière… Forcément, dans le petit monde des milliardaires, là où l’argent foisonne, le vérité se tait. Rien d’étonnant donc à voir ceux qui défendent le capitalisme s’associer aux industriels pour distiller le doute sur le consensus scientifique et maintenir l’ordre pétrolier aussi longtemps que possible.

Bref, le beauf de droite ne croit pas que les 8 milliards d’humains aient le pouvoir de modifier leur environnement, et puis « la nature se régule elle-même et la Terre s’en remettra ». Vraiment ? Au lieu de lire les rapports des experts indépendants du GIEC, ils regorgent d’inventivité pour nier les faits : complot mondialiste, spectre de la taxe verte, l’économie menacée par les écologistes, en confondant au passage la récupération politico-économique de l’écologie par un greenwashing patent et les véritables activistes de la lutte écologique profonde et sociale. Vous l’aurez compris, les faits importent peu pour notre bon vieux réac. Ce qui compte, c’est de préserver son confort à tout prix, y compris en niant ce que la recherche et l’activisme a mis des décennies à faire entendre.

L’important c’est d’imaginer des explications qui soient compatibles avec une seule et même chose : maintenir l’ordre économique et le statu quo. En ça, le négationnisme climatique est le choix idéal, puisqu’il met fin à la douloureuse dissonance cognitive entre les croyances héritées du passé et l’actuelle prise de conscience, plutôt que d’assumer une déconstruction profonde en vue de lendemains respirables.

On pourrait en rire, si ce n’est que cette idéologie mortifère se traduit par une pollution explosive. A l’instar de ses amis riches, Andrew Tate se ventait il y a peu d’avoir 33 voitures très polluantes. Pour eux, participer à l’extinction du vivant est devenu une posture cool, voire carrément anti-système. C’est le propre de la Réactance.

Détestation de tout ce qui tend à apporter une analyse complexe du monde réel

S’il y a une tendance générale dans les mouvements réactionnaires de droite, c’est bien la détestation des groupes intellectuels, universitaires ou de recherche. En somme, de toutes celles et ceux qui, origines sociales confondues, tendent à lire le monde à travers des outils d’analyse élaborés. Leur approche, dont les conclusions contredisent souvent les préjugés de l’expérience et la haine qui en découle (au grand damne de ceux qui s’y complaisaient), est mise en opposition par les réactionnaires de droite avec leurs propres observations personnelles, prétendument plus authentiques et palpables : « Moi je vois bien que » ou « j’ai connu quelqu’un qui »…

Or, si dans le cadre d’une étude sérieuse, l’écoute du terrain et la réflexion empirique peuvent s’avérer précieuses, lorsqu’il s’agit de sélectionner à échelle individuelle, dans son vécu (dé)limité, les anecdotes qui servent à assoir ses propres poncifs délétères, la méthode reste caduque. Et bien que pouvant représenter de vrais moments de vie en soi, l’expérience, même répétée, ne vaudra jamais vérité scientifique. La complexité du monde mérite d’être retranscrite avec prudence, et très loin de la simplicité bienveillante et sage dont n’usent que les avertis et les humbles, les simplismes confortables et réducteurs porteurs de haine s’avèrent d’ailleurs souvent davantage hors-sols que les recherches qu’ils conspuent.

D’autant que l’étude du monde n’est évidemment pas qu’une question de connaissances ou d’intelligence, et encore moins d’études : malgré les inégalités de classes entretenues dès les premières sections, s’ouvrir aux nuances du monde n’est heureusement pas une compétence réservée à une élite. Et inversement, les plus informés ne viennent généralement pas de ces fameuses castes ; ils et elles ne sont ni énarques, ni hauts-placés, mais vivent plus ou moins péniblement de subventions de la recherche, à travers un statut de plus en plus fragilisé. Aussi, faire preuve d’intelligence peut-il aller d’une connaissance approfondie et méthodologique du monde à un effort d’humilité face à nos ignorances, en passant par un brin de curiosité et de sensibilité, sans avoir besoin d’appartenir à un entre-soi fantasmé. 

De même : « science sans conscience n’est que ruine de l’âme », écrivait Rabelais.

Ne pas avoir eu accès, par voie classique ou non, pour x ou y raison, à une littérature variée et profonde du réel ne devrait pas être une excuse à la détestation de celles et ceux qui travaillent à la transmettre. D’autant que les multiples formats pédagogiques d’internet, s’ils sont sincèrement vérifiés, offrent une fenêtre tangible sur des documentations aussi sérieuses qu’indépendantes, autant que des indices de notre propre gouffre d’ignorance.

Mais c’est un biais séduisant que de confondre l’élite bourgeoise au pouvoir et les scientifiques indépendants qui produisent matière à réflexion. Et certains ne se privent pas d’alimenter cette énième division en rebattant les cartes : puisque la doxa serait forcément intellectuelle, alors les marginaux deviennent par défaut ces bons vivants bourrins qui font fi des auto-critiques par pseudo-authenticité, même quand, par leur concentration démesurée des richesses, ils représentent l’élite économique qui est précisément opprimante. Ou l’art de détourner le regard…

N’oublions pas également que les « intellectuels » sont les premiers à être liquidés par les sociétés autocratiques, à droite comme à gauche d’ailleurs. Il suffit de regarder un peu en arrière, des influences de Pinochet à Mussolini, pour s’en faire une idée précise. L’époque où l’on condamnait à mort les véritables penseurs – et non les pantins tout à fait libres du système qui feignent la persécution – n’est pas si reculée. Ceux qui pensent et étudient le monde sont autant de messagers et messagères du réel et de ses vérités composites. Ils sont dès lors doublement victimes, à la fois des puissants, dont les stratégies bien ficelées et unilatérales se passeraient bien des rapports sur les conséquences de leurs actions, et à la fois par les brutes épaisses qu’ils bousculent dans leurs idées reçues si familières.

Dans un contexte de montée en puissance des courants réactionnaires et de l’extrême-droite, il est dangereux de banaliser cette détestation des scientifiques, sociologues et autres groupes de recherche, quand bien même leurs conclusions ne valident pas notre vision du monde. D’autant que quiconque trouve des preuves contraires peut, si c’est avec rigueur, les exposer. Mais ce travail est souvent trop laborieux pour celui ou celle qui désire simplement accuser le GIEC de comploter…

Tu penses pas comme ça ? T’es forcément « matrixé » !

Les récupérations du monde du cinéma sont nombreuses. Le film Matrix a bercé l’enfance de la génération Y, avec l’idée que pour voir le monde comme il est vraiment, il faut se réveiller, sortir de la matrice. Sauf que ce discours peut s’appliquer à de nombreux courants politiques.

Dans l’esprit des sœurs Wachowski, il s’agissait de se libérer des barrières mentales, des forces économiques, du lavage de cerveau médiatique. Mais pour la sphère réactionnaire, dans une simplification confondante, l’ennemi est devenu toutes les formes de contrôle de l’État contre la liberté d’entreprendre ou celle d’asservir… Comble de l’absurdité : le mirage d’une liberté intégrale, sans limite, sans règle ni loi, qui nous engage dans une course aliénante, serait devenu le rêve d’émancipation par excellence. Le Capital se réjouit.

Ainsi, Andrew Tate a construit une large partie de sa fortune grâce à des entreprises d’exploitation du corps des femmes à une échelle industrielle ou encore à travers des jeux d’argent en ligne à la limite de la criminalité. Si bien que l’influenceur vend des cours à distance, hors de prix, pour devenir riche à son tour en manipulant les gens autour de soi. Magnifique projet de vie qui dégouline de belles valeurs… Pas certain que le but de Neo, le héro principal du film Matrix, ait été de s’enrichir en écrasant les autres. Au contraire, il fait preuve d’humilité et fait passer sa propre condition après la cause qu’il défend : sauver l’humanité.

Ce qu’Andrew Tate omet d’expliquer quand il fait inlassablement référence à Matrix, c’est que le film définit le dit « système » (capitaliste en l’occurrence) comme une boucle fermée aux multiples filets de récupérations : celui qui croit se libérer en voulant devenir milliardaire, et en exploitant les autres, ne fait qu’alimenter le système qu’il prétend combattre… On peut ainsi précisément voir en Andrew Tate un agent de la matrice, à l’image de Smith, qui rêve de liberté sans jamais vraiment l’être.

Agent Smith / Matrix @sergio venuto

Les riches sont les « pauvres » victimes d’un complot mondial gauchiste

Et on en vient forcément au complot gauchiste… Ils le répètent, l’affirment sans fin : des groupes obscures complotent dans notre dos pour instaurer le communisme partout sur la planète et promouvoir la théorie du genre va qui détruire notre culture catho-centrée. Peut-on revenir au monde réel et être un minimum sérieux ?

Questionner le monde fait partie de nos constructions sociétales et est plutôt un signe d’ébullition réflexive positive contre la pensée unique. Il est certain que nous traversons une crise de sens, comme d’autres époques en ont traversées avant, autorisant enfin l’évolution des mœurs stagnantes que nous connaissions. Et nous allons devoir la traverser en continuant de débattre, plus ou moins passionnément, de sujets trop longtemps restés tabous comme la soumission illégitime et injuste des travailleurs et travailleuses, des femmes, des minorités, des plus précaires, des animaux ou encore des écosystèmes, qui continue indéniablement de perdurer sous différentes formes plus ou moins pernicieuses. Nous allons continuer de nous interroger sur nos modes de vie et habitudes en restant à l’écoute des personnes concernées, accepter le temps de la colère, des rancœurs et des réclamations, voire y participer selon ses propres blessures, puis patiemment renouer sur des bases plus sereines et saines. C’est le propre de tout conflit, et aussi pénible soit-il, l’extérioriser est ce qu’il y a de plus constructif.

D’ailleurs, n’y a-t-il pas plus grande prétention que de croire que tout allait bien jusque-là, quand nous héritons d’une histoire encore si récemment et ouvertement inégalitaire et injuste  ? Le droit du travail est extrêmement récent, celui des femmes encore plus, et que dire du droit des minorités, ou encore des enfants, ou bien de l’environnement et des animaux, quasi-inexistant. Nous ne sommes pas l’aboutissement sacré d’une évolution idéale : bien que le fruit de belles idées, luttes ou œuvres intemporelles, nous le sommes aussi d’erreurs et emprises historiques qui ont coûté a bon nombres de vies et qui continuent de coûter à nos contemporains, que ce soit à travers la transmission intergénérationnelle des traumatismes du passé, que par la continuation des injustices. Il n’y a donc pas de complot gauchiste, mais, oui, très certainement, un effet de libération collective de la parole des véritables laissés pour compte au détriment des gagnants du capitalisme, ou de ceux qui s’en croyaient faire partie : pour l’admettre, il faudra accepter de revoir ses évidences, depuis ses propres mécanismes de soumission ou encore, plus difficile, depuis les parts de notre identité qui nous ont préservés, même un peu.

Et de fait, quand une personne fait du mal à une autre, et que cet autre finit par briser le silence : le problème, est-ce la personne qui s’exprime, ou le tortionnaire ?

La droite réactionnaire aura tendance à en vouloir aux victimes de domination de bousculer l’ordre en cours en osant se plaindre, de déranger leur système de référence, les bonnes traditions et croyances qui leur allaient si bien (tant que ça ?). Pourtant, c’est un sophisme étonnamment tordu : le problème n’est évidemment pas celui qui dénonce le problème, mais bien le problème en lui-même qui est, heureusement, enfin oralisé. Les milliers de voix qui s’élèvent pour mettre en lumière des enjeux jusque-là invisibilisés sont tout sauf un danger, mais bien le signe que nos rapports de force sont défectueux et que le marasme des dogmes de supériorité a trop longtemps perduré, nécrosant discrètement notre cohésion sociale au fil des ans, à travers des abus divers et variés, arbitraires et structurels, largement impunis, sur les plus vulnérables. Les ruptures préexistaient donc à leur mise en mots ; elles étaient là, condamnées à une complaisance qui arrangeait trop bien ses profiteurs. 

 

À la fois victime ET promoteur du confusionnisme

Le confusionnisme, c’est la promotion de la confusion dans les esprits par un système dans le but de se défendre. Il permet de brouiller les lignes de compréhension du monde, notamment en offrant des explications alternatives totalement simplistes qui se substituent à la complexité du monde réel. Ainsi, plus de luttes des classes, de rapports de force entre exploitants et exploités au profit d’un grand complot invisible. Plus d’urgence climatique non plus, car trop compliquée à appréhender et bien trop incommode, mais un doute permanent, flegmatique et infructueux sur les intentions diaboliques des puissants, pourtant déjà sourcées et en réalité peu utiles à l’action de terrain quand elles visent mal, deviennent une obsession ou tombent dans la prophétie auto-réalisatrice. Plus aucune confiance dans la Science, mais au lieu d’un scepticisme mesuré : un recours systématique aux discours d’oppositions, aussi peu crédibles soient-ils eux-mêmes. Le confusionnisme s’inspire de la Réactance, notre capacité innée à faire opposition par principe, pour le meilleur comme pour le pire.

S’il existe plusieurs niveaux de confusion, des influenceurs réactionnaires comme Andrew Tate en sont à la fois les promoteurs, mais aussi les victimes. Puisque certains croient fermement que le monde est actuellement sous domination secrète « gauchiste » et que le crise climatique n’existe pas, leur attention ne peut être dirigée sur les véritables fléaux qui nous attendent, ni sur leur anticipation. La confusion profite et protège ainsi le système capitaliste et tout ce qui en découle d’inégalités et d’horreurs, mais plonge également ses cultivateurs dans la léthargie et l’inadéquation face à la décroissance inévitable que nous imposent les limites évidentes de la Terre. Que fera Andrew Tate de son modèle de réussite quand ses voitures de luxe ne vaudront plus rien dans un monde où l’eau et l’air seront nos ressources les plus rares ? De quel étage mental chutera-t-il lorsque, non préparé, il devra soudainement repenser qui il est vraiment dans une société où les possessions seront inutiles à la survie et où la capacité à vivre sobrement en se serrant les coudes sera un atout primordial ? 

Et le camp du bien dans tout ça, c’est qui ?

Dans le narratif réactionnaire, il est aujourd’hui classique de se démarquer de ce qu’ils nomment avec ironie « le camp du bien » (le gauchisme). Andrew Tate déclarait à ce sujet qu’il avait conscience de ne pas vraiment être « un mec bon » mais simplement un mec disant la Vérité. Quelle vérité ? La « vérité vraie et unique » telle une doctrine censée s’opposer à une autre, celle du camp du bien, celle des valeurs sociales, celle du partage et de l’humanisme ?

La vérité d’Andrew Tate, et celle de la droite réactionnaire en général, veut qu’il existe un ordre en ce monde fait de gens supérieurs et de gens inférieurs, que l’exploitation découle de cet ordre et que cet ordre ne peut être remis en cause, quitte à user de la force pour le maintenir. Son parler « vrai » n’est que la manifestation d’un désir lâche de défendre l’ordre établi à l’heure où il est simplement critiqué. Le fameux prédateur qui mange sa proie, tenant du darwinisme social qui, dans sa forme extrême, a donné naissance aux idées du nazisme, s’opposerait à l’empathie de personnes prônant la coopération, mais qui seraient ainsi crédules ou naïves, voire hypocrites car simplement imparfaites dans leur cheminement.

Là où le fameux « camp du bien » tente de réparer les injures faites aux humains et au reste de la vie sur Terre en voulant réduire les inégalités, promouvoir la justice sociale ou créer des lois pour contrôler les marchés, les réactionnaires préfèrent la justice invisible qui les a amené, selon eux, à devenir riche.

Cette dichotomie manichéenne, finalement assez pauvre pour être facilement assimilable par le quidam, vient renforcer les murailles qui protègent le capitalisme mondialisé. Il suffit finalement de faire croire que le camp « du bien » est pour la mondialisation, alors que l’humanisme est surtout pour une entraide inter-culturelle et une mise en commun de la force ouvrière contre le pouvoir centralisé de l’argent-roi. En revanche, maintenir les peuples dans des polémiques permanentes est le moyen le plus rapide et efficace pour protéger les rouages de la mondialisation, et les divisions éphémères des débats et remaniements paradigmatiques contemporains portés par les opprimés sont, soyons-en sûrs, véritablement inoffensives comparées aux oppositions sans issues que les réactants entretiennent avec l’aval des pouvoirs en place. 

La réalité c’est qu’il n’existe pas vraiment de camp du bien, mais simplement des structures agissantes. Le wokisme tant décrié n’est pas une structure, n’a aucune pouvoir, n’est pas représenté politiquement, ni revendiqué culturellement. Les structures du capitalisme, elles, sont bien réelles : banques centrales, multinationales, industries mondialisées, exploitations permissives, lois sur la propriété, marchés, conflits d’intérêts, et tout ceci régit notre monde.

De cette réalité oppressante, des valeurs naissent, avec l’espoir de jouir d’une véritable liberté retrouvée au sein d’un monde solidaire et résilient. Mais ces ambitions de libération sont une potentialité de révolte, alors le génie du capitalisme moderne, c’est d’avoir fait oublier à certains ce qu’est vraiment la liberté, pour y répondre ensuite par un ennemi public commun fabriqué et pratique : les groupes sociaux encore plus oppressés qui souhaitent aussi être libérés. La mondialisation peut dormir tranquille, de Andrew Tate à Trump, « les beaufs de droite » veillent au grain et à l’œil.

– Mr Mondialisation

- Cet article gratuit et indépendant existe grâce à vous -
Donation